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qu’Abraham sentît si bon que vous le dites ; il voyageait à pied avec sa jeune épouse de soixante et quinze ans, dans des pays fort chauds, et je doute qu’ils eussent une grande provision d’eau de lavande ; mais cette question est un peu étrangère au beau discours de mes chers Savanois. Êtes-vous bien sûr que ce soit un prêtre irlandais qui leur ait dicté ce discours vertueux et attendrissant qui m’a charmé ?

— Très-sûr, monseigneur ; je suis qualifié pour être instruit de toutes ces choses, comme je l’ai dit dans un écrit qui a été fort goûté des hérétiques mêmes. Saint Augustin déclare expressément qu’il est impossible que des païens aient la moindre vertu. Leurs bonnes actions, dit-il, ne sont que des péchés splendides, splendida peccata ; de là il est démontré que Scipion l’Africain n’était au fond qu’un petit-maître débauché ; Caton d’Utique, un voluptueux amolli dans le plaisir ; Marc-Antonin, Épictète, des fripons.

— Voilà une puissante démonstration, et furieusement consolante pour le genre humain, répondit avec douceur monsieur le comte ; vos honnêtes gens ne sont pas de la trempe des faux sages de l’antiquité. Certes, mon cher Needham, quand vous autres Irlandais égorgeâtes, sous Charles Ier, quatre-vingt mille protestants dont pourtant le nombre se réduit à quarante mille tout au plus par les derniers calculs, vous mîtes la charité chrétienne dans tout son jour.

— Vous y êtes, monseigneur ; les élus ne doivent jamais ménager les réprouvés. Voyez les Chananéens ; ils étaient sous l’anathème : Dieu commande aux Juifs de les massacrer tous sans distinction ni de sexe ni d’âge, et, pour les aider dans cette opération sainte et sacramentale, il fait remonter le grand fleuve du Jourdain vers sa source, tomber les murs au son de la trompette, arrêter le soleil (et même la lune, que j’avais oubliée dans mon savant écrit) ; aucun meurtre n’a été exécuté par les Israélites, aucune perfidie n’a été commise sans être justifiée par des miracles.

« Jésus même ne dit-il pas dans l’Évangile qu’il est venu apporter le glaive et non la paix[1], qu’il est venu diviser le père, le fils, la mère, et la fille ? Quand nous tuâmes tant d’hérétiques, ce n’étaient ni nos enfants ni nos femmes dont nous versions le sang ; nous n’avons pas encore atteint la précision de la loi. Les mœurs se sont bien corrompues depuis ces heureux temps. On se borne aujourd’hui à de petites persécutions qui en vérité ne valent pas la peine qu’on en parle. Cependant les persécutés

  1. Matth., x, 34, 3.