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CHAPITRE I.

c’est dans un temps où la philosophie a fait tant de progrès ! et c’est lorsque cent académies écrivent pour inspirer la douceur des mœurs ! Il semble que le fanatisme, indigné depuis peu des succès de la raison, se débatte sous elle avec plus de rage.

Treize juges s’assemblèrent tous les jours pour terminer le procès. On n’avait, on ne pouvait avoir aucune preuve contre la famille ; mais la religion trompée tenait lieu de preuve. Six juges persistèrent longtemps à condamner Jean Calas, son fils, et Lavaisse, à la roue, et la femme de Jean Calas au bûcher. Sept autres plus modérés voulaient au moins qu’on examinât. Les débats furent réitérés et longs. Un des juges[1] convaincu de l’innocence des accusés et de l’impossibilité du crime, parla vivement en leur faveur : il opposa le zèle de l’humanité au zèle de la sévérité ; il devint l’avocat public des Calas dans toutes les maisons de Toulouse, où les cris continuels de la religion abusée demandaient le sang de ces infortunés. Un autre juge, connu par sa violence[2], parlait dans la ville avec autant d’emportement contre les Calas que le premier montrait d’empressement à les défendre. Enfin l’éclat fut si grand qu’ils furent obligés de se récuser l’un et l’autre ; ils se retirèrent à la campagne.

Mais, par un malheur étrange, le juge favorable aux Calas eut la délicatesse de persister dans sa récusation, et l’autre revint donner sa voix contre ceux qu’il ne devait point juger : ce fut cette voie qui forma la condamnation à la roue, car il n’y eut que huit voix contre cinq, un des six juges opposés ayant à la fin, après bien des contestations, passé au parti le plus sévère.

Il semble que, que quand il s’agit d’un parricide et de livrer un père de famille au plus affreux supplice, le jugement devrait être unanime, parce que les preuves d’un crime si inouï[3]

  1. Lasalle.
  2. Laborde.
  3. Je ne connais que deux exemples de pères accusés dans l’histoire d’avoir assassiné leurs fils pour la religion :

    Le premier est du père de sainte Barbara, que nous nommons sainte Barbe. Il avait commandé deux fenêtres dans sa salle de bains ; Barbe, en son absence, en fit une troisième en l’honneur de la sainte Trinité ; elle fit, du bout du doigt, le signe de la croix sur des colonnes de marbre, et ce signe se grava profondément dans les colonnes. Son père, en colère, courut après elle l’épée à la main ; mais elle s’enfuit à travers une montagne qui s’ouvrit pour elle. Le père fit le tour de la montagne, et rattrapa sa fille ; on la fouetta toute nue, mais Dieu la couvrit d’un nuage blanc ; enfin son père lui trancha la tête. Voilà ce que rapporte la Fleur des saints.

    Le second exemple est le prince Herménégilde. Il se révolta contre le roi son père, lui donna bataille en 584, fut vaincu et tué par un officier : on en a fait un martyr, parce que son père était arien. (Note de Voltaire.)