Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/25

Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
DES ÉDITEURS DE KEHL.

de prouver juridiquement que tel homme qui professe une opinion absurde ne la croit pas ; et l’on sent que ce moyen ne peut exister. L’idée même qu’une telle opinion particulière peut être dangereuse par ses conséquences n’autoriserait pas une loi d’intolérance. Une opinion qui prescrirait indirectement la sédition ou l’assassinat comme un devoir pourrait seule être traitée comme un délit ; mais, dans ce cas, ce n’est plus d’intolérance religieuse qu’il s’agit, mais de l’ordre et du repos de la société.

Si maintenant nous considérons la justice et le maintien des droits des hommes, nous trouverons que la liberté des opinions, celle de les professer publiquement, et de s’y conformer dans sa conduite en tout ce qui ne donne point atteinte aux droits d’un autre homme, est un droit aussi réel que la liberté personnelle ou la propriété des biens. Ainsi toute limitation apportée à l’exercice de ce droit est contraire à la justice, et toute loi d’intolérance est une loi injuste.

À la vérité, il ne faut ici entendre par loi qu’une loi permanente, parce qu’il est possible que l’espèce de fièvre que cause le zèle religieux exige pour un temps, dans un certain pays, un autre régime que l’état de santé ; mais alors la sûreté et le repos de ceux que l’on prive de leurs droits sont le seul motif légitime que puissent avoir des lois de cette espèce.

L’intérêt général de l’humanité, ce premier objet de tous les cœurs vertueux, demande la liberté d’opinions, de conscience, de culte : d’abord, parce qu’elle est le seul moyen d’établir entre les hommes une véritable fraternité ; car puisqu’il est impossible de les réunir dans les mêmes opinions religieuses, il faut leur apprendre à regarder, à traiter comme leurs frères ceux qui ont des opinions contraires aux leurs. Cette liberté est encore le moyen le plus sûr de donner aux esprits toute l’activité que comporte la nature humaine, de parvenir à connaître la vérité sur tous ces objets liés intimement avec la morale, et de la faire adopter à tous les esprits ; or l’on ne peut nier que la connaissance de la vérité ne soit pour les hommes le premier des biens. En effet, il est impossible qu’il s’établisse dans un pays ou qu’il y subsiste une loi permanente contraire à ce que l’opinion générale des hommes qui ont reçu une éducation libérale regardera comme opposé ou aux droits des citoyens ou à l’intérêt général. Il est impossible qu’une vérité aussi reconnue s’efface jamais de la mémoire, ou que l’erreur puisse l’emporter sur elle. C’est là, dans toutes les constitutions politiques, la seule barrière solide qu’on puisse opposer à l’oppression arbitraire, à l’abus de la force.

La politique pourrait-elle avoir d’autres vues ? La force réelle, la richesse, et surtout la félicité d’un pays, ne dépendent-elles pas de la paix qui règne dans l’intérieur de ce pays. Tous ces objets, liés entre eux, le sont avec la tolérance des opinions, et surtout des opinions religieuses, les seules qui puissent agiter le peuple.

La tolérance, dans les grands États, est nécessaire à la stabilité du gouvernement : en effet le gouvernement, disposant de la force publique, n’a rien à craindre tant que les particuliers qui chercheraient à le troubler ne pourront réunir assez d’hommes pour former une résistance capable de ba-