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494 ARTICLES EXTRAITS

très-grande raison de dire que nous ne pouvons jamais nous donner nos idées : car pourquoi en serions-nous les maîtres plu- tôt pendant la veille que pendant le sommeil? Si votre Malebranche s'en était tenu là, il serait un très-grand philosophe ; il ne s'est trompé que parce qu'il a été trop loin : c'est de lui dont on peut dire :

Processil longe flammantia mœnia mundi^

Pour moi, je suis persuadé que cette réflexion que nos pensées ne viennent pas de nous peut nous faire venir de très-bonnes pensées ; je n'entreprends pas de développer les miennes, de peur d'ennuyer quelques lecteurs, et d'en étonner quelques autres.

Je vous prie seulement de soufTrir encore un petit mot sur les songes. Ne trouvez-vous pas, comme moi, qu'ils sont l'origine de l'opinion généralement répandue dans toute l'antiquité tou- chant les ombres et les mânes? Un homme profondément affligé de la mort de sa femme ou de son fils les voit dans son sommeil; ce sont les mêmes traits, il leur parle, ils lui répondent ; ils lui sont certainement apparus. D'autres hommes ont eu les mêmes rêves ; il est impossible de douter que les morts ne reviennent ; mais on est sûr en même temps que ces morts, ou enterrés, ou réduits en cendres, ou abîmés dans les mers, n'ont pu reparaître en personne ; c'est donc leur àme qu'on a vue : cette âme doit être étendue, légère, impalpable, puisqu'en lui parlant on n'a pu l'embrasser : u efi"ugit imago par levibus ventis - ». Elle est mou- lée, dessinée sur le corps qu'elle habitait, puisqu'elle lui ressemble parfaitement; on lui donne le nom d'ombre, de mânes; et, de tout cela, il reste dans les têtes une idée confuse qui se perpétue d'autant mieux que personne ne la comprend.

Les songes me paraissent encore l'origine sensible des pre- mières prédictions. Qu'y a-t-il de plus naturel et de plus commun que de rêver à une personne chère qui est en danger de mort, et de la voir expirer en songe? Quoi de plus naturel encore que cette personne meure après le rêve funeste de son ami? Les songes qui auront été accomplis sont des prédictions que per- sonne ne révoque en doute. On ne tient point compte des rêves qui n'auront point eu leur efî'et ; un seul songe accompli fait plus d'effet que cent qui ne l'auront pas été. L'antiquité est pleine

��1. Lucrèce, I, 74.

2. Virgile, ^n., VI, 701-702.

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