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DE LA GAZETTE LITTÉRAIRE. Ho

Il est vrai que la rime ajoute beaucoup à rcnnui que nous causent tous les poëmes qui ne s'élèvent pas au-dessus du mé- diocre ; mais c'est qu'alors l'auteur n'a pas eu l'adresse de dérober aux lecteurs la peine qu'il a ressentie en rimant ; ils éprouvent la même fatigue sous laquelle il a succombé. C'est un mécanicien i/ qui laisse voir ses poulies et ses cordes ; il en fait entendre le bruit choquant : il dégoûte, il révolte. De vingt poètes il y en a très- rarement un seul qui sache subjuguer la rime ; elle subjugue tous les autres : alors ce n'est plus qu'un vain tintement de con- sonnances fastidieuses.

11 faut que le poète choisisse, dans la foule des idées qui s'offrent à lui, celle qui paraîtra la plus naturelle, la plus juste, et qui en même temps s'accordera le mieux avec la rime qu'il cherche, sans qu'il en coûte rien ni à la force du sens , ni à l'é- légance de l'expression. Ce travail est prodigieux; mais quand il est heureux il produit un très-grand plaisir chez toutes les na- tions, puisque toutes les nations, depuis les Romains, ont adopté la rime.

Si, en lisant les beaux endroits de l'Arioste, du Tasse, de Dry- den, et de Pope, on s'aperçoit qu'ils ont rimé, on ne s'en aperçoit que par la satisfaction secrète que donne une difficulté toujours heureusement vaincue. Milton n'a pas rimé, et la raison qu'en donna M. Pope à M. de Voltaire, c'est que Milton ne le pouvait pas^.

M. de Lamotte, en voulant introduire les tragédies en prose, ôtait le mérite en ôtant la difficulté.

Le plaisir qui résulte des vers de Racine vient de ce que la prose la plus exacte ne peut dire mieux. C'est le comble de l'art, on l'a déjà dit "-, quand la prose la plus scrupuleuse ne peut rien ajouter au sens que les vers renferment.

C'est une chose très-remarquable que de tous les étrangers qui ont du goût, et qui se sont rendu notre langue familière, il n'en est aucun qui ne sente dans Racine le mérite de cette facilité, de cette harmonie, de cette élégance continue, qui caractérisent toutes ses tragédies. Quand ils ont commencé la lecture d'une de ses pièces, ils ne peuvent plus la quitter, ils cèdent à un charme invincible. Il y a donc une beauté réelle dans l'art avec lequel Racine a surmonté la difficulté de la rime.

1. Voyez, tome VI du Théâtre, la dédicace d7/è«e; tome XVIII, pages 507, 580; et tome XX, page 372.

2. Voltaire veut peut-être parler de ce qu'il avait dit dans son Commentaire sur Corneille, publié un ou deux mois auparavant.

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