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qu’ils ne sont d’accord en rien. Ils ne font des lois que pour les violer ; et, ce qu’il y a de pis, c’est qu’ils les violent en conscience. Ils ont inventé cent subterfuges, cent sophismes pour justifier leurs transgressions. Ils ne se servent de la pensée que pour autoriser leurs injustices, et n’emploient les paroles que pour déguiser leurs pensées. Figure-toi que, dans le petit pays où nous vivons, il est défendu de nous manger deux jours de la semaine : ils trouvent bien moyen d’éluder la loi ; d’ailleurs cette loi, qui te paraît favorable, est très barbare ; elle ordonne que ces jours-là on mangera les habitants des eaux : ils vont chercher des victimes au fond des mers et des rivières. Ils dévorent des créatures[1] dont une seule coûte souvent plus de la valeur de cent chapons : ils appellent cela jeûner, se mortifier. Enfin je ne crois pas qu’il soit possible d’imaginer une espèce plus ridicule à la fois et plus abominable, plus extravagante et plus sanguinaire.

LA POULARDE.

Eh, mon Dieu ! ne vois-je pas venir ce vilain marmiton de cuisine avec son grand couteau ?

LE CHAPON.

C’en est fait, m’amie, notre dernière heure est venue ; recommandons notre âme à Dieu.

LA POULARDE.

Que ne puis-je donner au scélérat qui me mangera une indigestion qui le fasse crever ! Mais les petits se vengent des puissants par de vains souhaits, et les puissants s’en moquent.

LE CHAPON.

Aïe ! on me prend par le cou. Pardonnons à nos ennemis.

LA POULARDE.

Je ne puis ; on me serre, on m’emporte. Adieu, mon cher chapon.

LE CHAPON.

Adieu, pour toute l’éternité, ma chère poularde.


FIN DU DIALOGUE.
  1. Voyez la Requête aux magistrats du royaume, Ier partie.