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sommes, il y avait eu un nommé Débonnaire[1] qui fit arracher les yeux à son neveu Bernard. Mais pour ce qui est de rôtir des hommes, rien n’a été plus commun parmi cette espèce. Mes deux abbés disaient qu’on en avait rôti plus de vingt mille pour de certaines opinions qu’il serait difficile à un chapon d’expliquer, et qui ne m’importent guère.

LA POULARDE.

C’était apparemment pour les manger qu’on les rôtissait.

LE CHAPON.

Je n’oserais pas l’assurer ; mais je me souviens bien d’avoir entendu clairement qu’il y a bien des pays, et entre autres celui des Juifs, où les hommes se sont quelquefois mangés les uns les autres.

LA POULARDE.

Passe pour cela. Il est juste qu’une espèce si perverse se dévore elle-même, et que la terre soit purgée de cette race. Mais moi qui suis paisible, moi qui n’ai jamais fait de mal, moi qui ai même nourri ces monstres en leur donnant mes œufs, être châtrée, aveuglée, décollée, et rôtie ! Nous traite-t-on ainsi dans le reste du monde ?

LE CHAPON.

Les deux abbés disent que non. Ils assurent que dans un pays nommé l’Inde, beaucoup plus grand, plus beau, plus fertile que le nôtre, les hommes ont une loi sainte qui depuis des milliers de siècles leur défend de nous manger ; que même un nommé Pythagore, ayant voyagé chez ces peuples justes, avait rapporté en Europe cette loi humaine, qui fut suivie par tous ses disciples. Ces bons abbés lisaient Porphyre le Pythagoricien, qui a écrit un beau livre contre les broches[2].

Ô le grand homme ! le divin homme que ce Porphyre ! Avec quelle sagesse, quelle force, quel respect tendre pour la Divinité il prouve que nous sommes les alliés et les parents des hommes ; que Dieu nous donna les mêmes organes, les mêmes sentiments, la même mémoire, le même germe inconnu d’entendement qui se développe dans nous jusqu’au point déterminé par les lois éternelles, et que ni les hommes ni nous ne passons jamais ! En effet, ma chère poularde, ne serait-ce pas un outrage à la Divinité de dire que nous avons des sens pour ne point sentir, une

  1. Louis le Débonnaire, roi de France, de 814 à 840.
  2. Traité de Porphyre touchant l’abstinence de la chair des animaux, traduit, avec la vie de Plotin, par ce philosophe, et une Dissertation sur les génies, par Lévesque de Burigny, 1747, in-12.