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DIALOGUE

DU CHAPON ET DE LA POULARDE

(1763[1])



LE CHAPON.

Eh, mon Dieu ! ma poule, te voilà bien triste, qu’as-tu ?

LA POULARDE.

Mon cher ami, demande-moi plutôt ce que je n’ai plus. Une maudite servante m’a prise sur ses genoux, m’a plongé une longue aiguille dans le cul, a saisi ma matrice, l’a roulée autour de l’aiguille, l’a arrachée et l’a donnée à manger à son chat. Me voilà incapable de recevoir les faveurs du chantre du jour, et de pondre.

LE CHAPON.

Hélas ! ma bonne, j’ai perdu plus que vous ; ils m’ont fait une opération doublement cruelle : ni vous ni moi n’aurons plus de consolation dans ce monde ; ils vous ont fait poularde, et moi chapon. La seule idée qui adoucit mon état déplorable, c’est que j’entendis ces jours passés, près de mon poulailler, raisonner deux abbés italiens à qui on avait fait le même outrage afin qu’ils pussent chanter devant le pape avec une voix plus claire. Ils disaient que les hommes avaient commencé par circoncire leurs semblables, et qu’ils finissaient par les châtrer : ils maudissaient la destinée et le genre humain.

LA POULARDE.

Quoi ! c’est donc pour que nous ayons une voix plus claire qu’on nous a privés de la plus belle partie de nous-mêmes ?

  1. C’est d’après l’avis de feu Decroix, l’un des rédacteurs de l’édition de Kehl, que je donne à ce dialogue la date de 1763. La plus ancienne impression que j’en connaise est celle qui se trouve dans la troisième partie des Nouveaux Mélanges, 1765, in-8o (B.)