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CHAPITRE XVI.

LE BARBARE.

N’importe ; tu auras le plaisir d’être enterré dans un cimetière, et ta femme, tes enfants, auront de quoi vivre. Meurs en hypocrite ; l’hypocrisie est une bonne chose : c’est, comme on dit, un hommage que le vice rend à la vertu[1]. Un peu d’hypocrisie, mon ami, qu’est-ce que cela coûte ?

LE MOURANT.

Hélas ! vous méprisez Dieu, ou vous ne le reconnaissez pas, puisque vous me demandez un mensonge à l’article de la mort, vous qui devez bientôt recevoir votre jugement de lui, et qui répondrez de ce mensonge.

LE BARBARE.

Comment, insolent ! je ne reconnais point de Dieu !

LE MOURANT.

Pardon, mon frère, je crains que vous n’en connaissiez pas. Celui que j’adore ranime en ce moment mes forces pour vous dire d’une voix mourante que, si vous croyez en Dieu, vous devez user envers moi de charité. Il m’a donné ma femme et mes enfants, ne les faites pas périr de misère. Pour mon corps, faites-en ce que vous voudrez : je vous l’abandonne ; mais croyez en Dieu, je vous en conjure.

LE BARBARE.

Fais, sans raisonner, ce que je t’ai dit ; je le veux, je te l’ordonne.

LE MOURANT.

Et quel intérêt avez-vous à me tant tourmenter ?

LE BARBARE.

Comment ! quel intérêt ? Si j’ai ta signature, elle me vaudra un bon canonicat.

LE MOURANT.

Ah ! mon frère ! voici mon dernier moment ; je meurs, je vais prier Dieu qu’il vous touche et qu’il vous convertisse.

LE BARBARE.

Au diable soit l’impertinent, qui n’a point signé ! Je vais signer pour lui et contrefaire son écriture[2].

La lettre suivante est une confirmation de la même morale.

  1. La Rochefoucauld, maxime 223.
  2. Ce n’est point ici une plaisanterie exagérée. À la mort de Pascal, on publia qu’il avait abjuré le jansénisme dans ses derniers moments, et il fut prouvé qu’il n’était mécontent des jansénistes que parce qu’ils avaient montré trop de condescendance dans une paix passagère avec la cour de Rome. On supposa depuis une