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REMARQUES DE L'ESSAI

apaisées : ainsi quand le lecteur en sera au Siècle de Louis XIV[1], il verra qu’alors on ne pensa dans Paris rien de ce qu’on avait pensé du temps de la Ligue et de la Fronde. Mais il est nécessaire de transmettre le souvenir de ces égarements, comme les médecins décrivent la peste de Marseille, quoiqu’elle soit guérie. Ceux qui diraient à un historien : Ne parlez pas de nos extravagances passées, ressembleraient aux enfants des pestiférés, qui ne voudraient pas qu’on dit que leurs pères ont eu le charbon.

Les papiers publics, si multipliés dans l’Europe, produisent quelquefois un grand bien : ils effrayent le crime, ils arrêtent la main prête à le commettre. Plus d’un potentat a craint quelque-fois de faire une mauvaise action, qui serait enregistrée sur-le-champ dans toutes les archives de l’esprit humain.

On conte qu’un empereur chinois réprimanda un jour et menaça l’historien de l’empire. « Quoi, dit-il, vous avez le front d’écrire jour par jour mes fautes ! — Tel est mon devoir, répondit le scribe du tribunal de l’histoire, et ce devoir m’ordonne d’écrire sur-le-champ les plaintes et les menaces que vous me faites. » L’empereur rougit, se recueillit, et dit : « Hé bien ! allez, écrivez tout, et je tâcherai de ne rien faire que la postérité puisse me reprocher. » S’il est vrai qu’un prince qui commandait à cent millions d’hommes ait ainsi respecté les droits de la vérité, que devra faire la Sorbonne ? L’ordre des frères prêcheurs aura-t-il droit de se plaindre ? Le sénat de Rome lui-même aurait-il osé exiger qu’on trahit la vérité en sa faveur ?

VIII. — DE LA POUDRE A CANON.

Comme il y a des opinions qui ont absolument changé la conduite des hommes, il y a des arts qui ont aussi tout changé dans le monde : tel est celui de la poudre inflammable. Il est sûr que le bénédictin[2] Roger Bacon n’enseigna point ce secret tel que nous l’avons ; mais c’est un autre bénédictin[3] qui l’inventa vers le milieu du xiv* siècle, et c’est un jésuite qui apprit aux Chinois à fondre du canon au xvir. Ce mot de canon, qui ne veut dire que tuyau, nous a, je crois, jetés longtemps dans l’erreur. On se servait, dès l’année 1338, de longs tuyaux de fer qui lançaient de grosses flèches enflammées, garnies de bitume

  1. Le Siècle de Louis XIV était, en 1761, donné comme suite de l’Essai sur l’Histoire générale.
  2. Roger Bacon n’était pas bénédictin, mais cordelier ; voyez tome XIJ, page 10.
  3. Berthold Schwartz ; voyez tome XII, page 19.