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DE PIERRE CALAS. 393

amateur de la musique, il allait quelquefois entendre les prédi- cateurs qu'il croyait éloquents, et la musique quand elle était bonne : et que m'eût importé, bon Dieu ! que mon frère Marc- Antoine eût été catholique ou réformé? En ai-je moins vécu en intelligence avec mon frère Louis, parce qu'il allait à la messe ? N'ai-jepas dîné avec lui ? N'ai-jepas toujours fréquenté les catho- liques dans Toulouse ? Aucun s'est-il jamais plaint de mon père et de moi? N'ai-je pas appris dans le célèbre mandement de M. l'évéquede Soissons^ qu'il faut traiter les Turcs mêmes comme nos frères : pourquoi aurais-je traité mon frère comme une bête féroce ? Quelle idée ! quelle démence !

Je fus confronté souvent avec mon père, qui en me voyant éclatait en sanglots, et fondait en larmes. L'excès de ses malheurs dérangeait quelquefois sa mémoire, « Aide-nioi», me disait-il; etje le remettais sur la voie concernant des points tout à fait indiffé- rents: par exemple, il lui échappa de dire que nous sortîmes de table tous ensemble. « Eh ! mon père, m'écriai-je, oubliez-vous que mon frère sortit quelque temps avant nous? — Tu as raison, me dit-il ; pardonne, je suis troublé. »

Je fus confronté avec plus de cinquante témoins. Les cœurs se soulèveront de pitié quand ils verront quels étaient ces témoins et ces témoignages. C'était un nommé Popis, garçon passemen- tier, qui, entendant d'une maison voisine les cris que je poussais à la vue de mon frère mort, s'était imaginé entendre les cris de mon frère même; c'était une bonne servante qui, lorsque je m'écriais : Ah, mon Dieu ! crut que je criais au voleur; c'étaient des ouï-dire d'après des ouï-dire extravagants. Il ne s'agissait guère que de méprises pareilles.

La demoiselle Peyronet déposa qu'elle m'avait vu dans la rue, le 13 octobre, à dix heures du soir, « courant avec un mouchoir, essuyant mes larmes, disant que mon frère était mort d'un coup d'épée ». Non, je ne le dis pas, et si je l'avais dit, j'aurais bien fait de sauver l'honneur de mon cher frère. Les juges auraient-ils fait plus d'attention à la partie fausse de cette déposition qu'à la partie pleine de vérité qui parlait de mon trouble et de mes pleurs ? Et ces pleurs ne s'expliquaient-ils pas d'une manière in- vincible contre toutes les accusations frivoles sous lesquelles l'in- nocence la plus pure a succombé ? Il se peut qu'un jour mon père, mécontent de monfrèreaîné, qui perdait son temps et son argent au billard, lui ait dit : a Si tu ne changes, je te punirai, ou je te

1. Fitz-James; voyez tome XX, page 524, et, ci-dessus, page 280.

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