Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/40

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
30
À M. DE***.

la pauvreté d’un peuple. J’examinais surtout comment les arts ont pu renaître et se soutenir parmi tant de ravages.

L’éloquence et la poésie marquent le caractère des nations. J’avais traduit des morceaux de quelques anciens poètes orientaux. Je me souviens encore d’un passage du Persan Sadi sur la puissance de l’Être suprême. On y voit ce même génie qui anima les écrivains arabes et hébreux, et tous ceux de l’Orient : plus d’imagination que de choix ; plus d’enflure que de grandeur. Ils peignent avec la parole ; mais ce sont souvent des figures mal assemblées. Les élancements de leur imagination n’ont jamais admis d’idée fine et approfondie. L’art des transitions leur est inconnu.

Voici ce passage de Sadi en vers blancs :

Il sait distinctement ce qui ne fut jamais[1].
De ce qu’on n’entend point son oreille est remplie.
Prince, il n’a pas besoin qu’on le serve à genoux ;
Juge, il n’a pas besoin que sa loi soit écrite.
De l’éternel burin de sa prévision
Il a tracé nos traits dans le sein de nos mères ;
De l’aurore au couchant il porte le soleil ;
Il sème de rubis les masses des montagnes.
Il prend deux gouttes d’eau ; de l’une il fait un homme,
De l’autre il arrondit la perle au fond des mers.
L’être au son de sa voix fut tiré du néant.
Qu’il parle, et dans l’instant l’univers va rentrer
Dans les immensités de l’espace et du vide ;
Qu’il parle, et l’univers repasse en un clin d’œil
Des abîmes du rien dans les plaines de l’être.

Ce Sadi, né dans la Bactriane, était contemporain du Dante, né à Florence en 1265. Les vers du Dante faisaient déjà la gloire de l’Italie, quand il n’y avait aucun bon auteur prosaïque chez nos nations modernes. Il était né dans un temps où les querelles de l’empire et du sacerdoce avaient laissé dans les États et dans les esprits des plaies profondes. Il était gibelin et persécuté par les guelfes ; ainsi il ne faut pas s’étonner s’il

  1. Voltaire a répété ces vers dans son Essai sur les Mœurs ; voyez tome XII, page 63. Il y avait sept ans qu’ils étaient imprimés lorsque Fréron publia, dans son Année littéraire (1700, tome VIII, page 335), une Lettre à M. de Voltaire sur Sadi, célèbre poète persan. Le même journal (1700, tome VII, page 183) contient, à propos de cette lettre, un petit écrit : Au poëte Sadi, qui n’est qu’une diatribe contre Voltaire.