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376 PIÈCES ORIGINALES

gouvernement; son conseil n'a certainement nul intérêt que cette justice ne soit pas rendue. Croyez-moi, il y a dans les cœurs de la compassion et de l'équité : les passions turbulentes et les pré- jugés étouffent souvent en nous ces sentiments, et le conseil du roi n'a certainement ni passion dans cette affaire, ni préjugé qui puisse éteindre ses lumières.

Qu'arrivera-t-il enfin ? Le procès criminel sera-t-il mis sous les yeux du public ? Alors on verra si le rapport contradictoire i d'un chirurgien, et quelques méprises frivoles, doivent l'emporter sur les démonstrations les plus évidentes que l'innocence ait jamais produites. Alors on plaindra les juges de n'avoir point vu par leurs yeux dans une affaire si importante, et de s'en être rap- portés à l'ignorance; alors les juges eux-mêmes- joindront leurs

1. De très-mauvais physiciens ont prétendu qu'il n'était pas possible que Marc- Antoine se fût pendu. Rien n'est pourtant si possible : ce qui ne l'est pas, c'est qu'un vieillard ait pendu, au bas de la maison, un jeune homme robuste, tandis que ce vieillard était en haut.

N. B. Le père, en arrivant sur le lieu où son fils était suspendu, avait voulu couper la corde; elle avait cédé d'elle-même; il crut l'avoir coupée: il se trompa sur ce fait inutile devant les juges, qui le crurent coupable.

On dit encore que ce père, accablé et hors de lui-même, avait dit dans son interrogatoire : « Tous les conviés passèrent, au sortir de table, dans la même chambre.» Pierre lui répliqua: «Eh, mon père, oubliez-vous que mon frère Marc-Antoine sortit avant nous, et descendit en bas? — Oui, vous avez raison, répondit le père. — Vous vous coupez, vous êtes coupable », dirent les juges. Si cette anecdote est vraie, de quoi dépend la vie des hommes? {Note de Voltaire.)

2. Qu'on oppose indices à indices, dépositions à dépositions, conjectures à con- jectures ; et les avocats qui ont défendu la cause des accusés sont prêts de faire voir l'innocence de celui qui a été sacrifié. S'il ne s'agit que de conviction, on s'en rapporte à l'Europe entière; s'il s'agit d'un examen juridique, on s'en rap- porte à tous les magistrats, à ceux de Toulouse même, qui, avec le temps, se feront un honneur et un devoir de réparer, s'il est possible, un malheur dont plusieurs d'entre eux sont effrayés aujourd'hui. Qu'ils descendent dans eux- mêmes, qu'ils voient par quel raisonnement ils se sont dirigés. Ne se sont-ils pas dit: Marc-Antoine Calas n'a pu se pendre lui-même: donc d'autres l'ont pendu; il a soupe avec sa famille et avec Lavaisse : donc il a été étranglé par sa famille et par Lavaisse; on l'a vu une ou deux fois, dit-on, dans une église: donc sa famille protestante l'a étranglé par principe de religion. Voilà les présomptions qui les excusent.

Mais à présent les juges se disent : Sans doute Marc -Antoine Calas a pu renoncer à la vie; il est physiquement impossible que son père seul l'ait étranglé: donc son père seul ne devait pas périr; il nous est prouvé que la mère, et son fils Pierre, et Lavaisse, et la servante, qui seuls pouvaient être coupables avec le père, sont tous innocents, puisque nous les avons tous élargis : donc il nous est prouvé que Calas le père, qui ne les a point quittés un instant, est innocent comme eux.

Il est reconnu (pie Marc -Antoine Calas ne devait pas abjurer : donc il est impossible que son père l'ait immolé à la fureur du fanatisme. Nous n'avons aucun témoin oculaire, et il ne peut en être. 11 n'y a eu que des rapports d'après des

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