Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/382

Cette page n’a pas encore été corrigée

Pardonnez-moi si je vous rappelle toutes ces images horribles ; il le faut bien. Nos malheurs nouveaux vous retracent continuellement les anciens, et vous ne me pardonneriez pas de ne point rouvrir vos blessures. Vous ne sauriez croire, ma mère, quel effet favorable fit sur tout le monde cette preuve que mon père et vous, et mon frère Pierre, et le sieur Lavaisse, vous ne vous étiez pas quittés un moment dans le temps qui s'écoula entre ce triste souper et votre emprisonnement.

Voici comme on a raisonné dans tous les endroits de l'Europe où notre calamité est parvenue ; j'en suis bien informé, et il faut que vous le sachiez. On disait :

Si Marc-Antoine Calas a été étranglé par quelqu'un de sa famille, il l'a été certainement par sa famille entière, et par Lavaisse, et par la servante même : car il est prouvé que cette famille, et Lavaisse, et la servante S furent toujours tous ensemble; les juges en conviennent; rien n'est plus avéré. Ou tous les prisonniers sont coupables, ou aucun d'eux ne l'est; il n'y a pas de milieu. Or il n'est pas dans la nature qu'une famille jusque-là irréprochable, un père tendre, la meilleure des mères, un frère qui aimait son frère, un ami qui arrivait dans la ville, et qui par hasard avait soupe avec eux , aient pu prendre tous à la fois, et en un moment, sans aucune raison, sans le moindre motif, la résolution inouïe de commettre un parricide. Un tel complot dans de telles circonstances est impossible -; l'exécution en est plus impossible encore. Il est donc infiniment probable que les juges répareront l'affront fait à l'innocence,

s'écrient; le père vient; on dépend le cadavre: voilà la première cause du jugement porté contre cet infortuné père, Il ne veut pas d'abord dire aux voisins, aux chirurgiens : « Mon fils s'est pendu ; il faut qu'on le traîne sur la claie, et qu'on déshonore ma famille. » Il n'avoue la vérité que lorsqu'on ne peut plus la celer. C'est sa piété paternelle qui l'a perdu : on a cru qu'il était coupable de la mort de son fils, parce qu'il n'avait pas voulu d'abord accuser son fils. (Note de Voltaire.) — Avant 1789, on punissait rigoureusement le suicide. La justice ordonnait que le mort fût trainé sur une claie, pendu par les pieds, et ensuite jeté à la voirie. (G. A.)

1. Cette servante est catholique et pieuse; elle était dans la maison depuis trente ans ; elle avait beaucoup servi à la conversion d'un des enfants du sieur Calas. Son témoignage est du plus grand poids. Comment n'a-t-il pas prévalu sur les présomptions les plus trompeuses ? (Note de Voltaire.)

2. Dans quel temps le père aurait-il pu pendre son fils ? Ce n'est pas avant le souper, puisqu'ils soupèrent ensemble ; ce n'est pas pendant le souper; ce n'est pas après le souper, puisque le père et la famille étaient en haut quand le fils était descendu. Comment le père, assisté même de main-forte, aurait-il pu pendre son fils aux deux battants d'une porte au rez-de-chaussée, sans un violent combat, sans un tumulte horrible ? Enfin, pourquoi ce père aurait-il pendu son fils ? Pour le dépendre ? Quelle absurdité dans ces accusations! (/(/.)