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266 UN SAUVAGE

de besoins; nous nous procurons aisément la nourriture; nous nous marions, nous faisons des enfants, nous les élevons, nous mourons. C'est tout comme chez vous, à quelques cérémonies près.

LE BACHELIER.

Mais, monsieur, vous n'êtes donc pas sauvage ?

LE SAUVAGE.

Je ne sais pas ce que vous entendez par ce mot.

LE BACHELIER.

En vérité, ni moi non plus ; il faut que j'y rêve. Nous appe- lons sauvage un homme de mauvaise humeur, qui fuit la com- pagnie.

LE SAUVAGE.

Je vous ai déjà dit que nous vivons ensemble dans nos familles.

LE BACHELIER.

Nous appelons encore sauvages les bêtes qui ne sont pas appri- voisées, et qui s'enfoncent dans les forêts ; et de là nous avons donné le nom de sauvage à l'homme qui vit dans les bois.

LE SAUVAGE.

Je vais dans les bois, comme vous autres, quand vous chassez.

LE BACHELIER.

Pensez-vous quelquefois ?

LE SAUVAGE.

On ne laisse pas d'avoir quelques idées,

LE BACHELIER.

Je serais curieux de savoir quelles sont vos idées ; que pen- sez-vous de l'homme ?

LE SAUVAGE.

Je pense que c'est un animal à deux pieds, qui a la faculté de raisonner, de parler et de rire, et qui se sert de ses mains beaucoup plus adroitement que le singe. J'en ai vu de plusieurs espèces, des blancs comme vous, des rouges comme moi, des noirs comme ceux qui sont chez monsieur lé gouverneur de la Cayonne. Vous avez de la barbe, nous n'en avons point : les nègres ont de la laine, et vous et moi portons des cheveux. On dit que dans votre Nord tous les cheveux sont blonds ; ils sont tous noirs dans notre Amérique ; je n'en sais guère davantage.

LE BACHELIER.

Mais votre âme, monsieur, votre àme? quelle notion en avez-vous? D'où vous vient-elle? qu'est-elle? que fait-elle? com- ment agit-elle ? où va-t-elle?

LE SAUVAGE.

Je n'en sais rien ; je ne l'ai jamais vue.

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