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dramatique que nous l’emportons sur toutes les nations du monde, de l’aveu de ces nations mêmes. « Eh bien, dis-je alors aux deux pédants, le seul art qui vous distingue, c’est donc le seul art que vous voulez avilir ? » Ils rougirent ; ce qui leur arrive rarement.

Ils n’étaient pas encore partis quand l’auteur de la tragédie de Varon[1] arriva chez l’intendant des menus. C’est un homme d’une ancienne noblesse, un brave officier couvert de blessures ; la famille royale avait redemandé sa pièce, les premiers gentilshommes de la chambre avaient ordonné qu’on la jouât, et il venait pour prendre quelque arrangement. Il trouva sur la cheminée le discours de maître Etienne Ledain, prononcé du côté du greffe ; il tomba sur ces mots : Si l’auteur et l’acteur sont infâmes dans l’ordre des lois, etc. « Comment ! mort de…, dit-il, l’auteur d’une tragédie est un homme infâme ! Moi, infâme ! le cardinal de Richelieu, infâme ! Corneille, né gentilhomme, infâme ! Où est le fat qui a dit cette sottise ? Je veux le voir l’épée à la main. — Monsieur, lui dis-je, c’est un vieil avocat nommé maître Ledain, auquel il faut pardonner. — Maître Ledain ! où est-il ? que je lui coupe le nez et les deux oreilles ! Quel est donc ce monsieur Ledain ? Il appartient bien à un vil praticien, à un suppôt de la chicane, à un roturier que je paye, d’oser traiter d’infâmes des gens de qualité qui cultivent un art respectable ! Où a-t-il pris que je suis déclaré infâme, infâme dans l’ordre des lois ? Qu’il sache qu’il n’y a rien de si infâme, dans un État, que des gens qui originairement étaient nos esclaves, et qui veulent être aujourd’hui nos maîtres, pour avoir très-mal étudié les différentes coutumes établies par nos ancêtres dans nos domaines. — Ne vous emportez pas, monsieur, lui dis-je ; vous parlez comme du temps du gouvernement féodal. Ce pauvre homme, d’ailleurs, est un imbécile ; c’est M. Abraham Chaumeix et M. Gauchat qui ont fait son discours prononcé du côte du greffe. Il est bâtonnier ; il n’a pas rempli le vœu de l’ordre des avocats, comme il le dit : la plus saine partie de l’ordre des avocats s’est moquée de lui. — Bâtonnier ! dit l’officier ; ah ! je le traiterai suivant toute l’étendue de sa charge ; voilà un plaisant animal avec le vœu de son ordre ! » Il s’emporta longtemps ; nous lui dîmes, pour l’apaiser, que quand un corps pousse le fanatisme aussi loin, il perd bientôt tout son crédit ; que ceux qui abusent du malheur des temps pour faire

  1. Varon, tragédie du vicomte de Grave, avait été jouée, sur le Théâtre-Français, le 20 décembre 1751, imprimée en 1752, in-12, et est dans les Œuvres de l’auteur, 1777, in-12. Grave avait été capitaine au régiment de Gambis. (B.)