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les personnes du sang royal, il n’y a pas un citoyen[1] parmi nous, excepté peut-être quelques jésuites, qui ne le condamnât au dernier supplice ?

« N’est-ce pas encore une plaisante contradiction de se faire petit à petit cent mille écus de rentes précisément parce qu’on a fait vœu de pauvreté ? N’est-ce pas de toutes les contradictions la plus impertinente, d’être d’une profession et de laisser là sa profession, d’avoir fait serment de servir le public, et de dire au public : Nous nous tenons les bras croisés, nous renonçons à vous servir, pour vous être utiles ? Que dirait-on des chirurgiens de nos armées s’ils refusaient de panser les blessés pour soutenir l’honneur de l’ordre des chirurgiens ? Parcourez nos lois, nos coutumes, nos usages, tout est également contradictoire.

  1. C’est là ce qu’en 1764, ainsi que Beuchot l’a dit dans sa note de la page 239, Voltaire substitua au texte de 1761, que voici :

    « …Il n’y a pas un citoyen qui ne le condamnât au dernier supplice.

    « Tout dépend de l’usage. La danse, par exemple, a été chez presque tous les peuples une fonction religieuse ; les Juifs même dansèrent par dévotion. Si l’archevêque de Paris s’avisait, à la grand’messe, de danser pieusement une loure ou une chaconne, on en rirait comme de ses billets de confession. On représente encore des actes sacramentaux à Madrid, les jours de fêtes ; un comédien fait Jésus-Christ ; un autre fait le diable ; une actrice est la sainte Vierge ; une autre, Magdeleine à sa toilette ; Arlequin dit Ave Maria ; Judas dit son Pater.

    « Pendant ce temps-là on brûle quelquefois en cérémonie des descendants de notre bon père Abraham ; et tandis qu’ils cuisent, on leur chante gravement les chansons pieuses d’un de leurs rois, traduites en mauvais latin. Malgré tout cela, il y a à la cour de Madrid autant de sens commun, de politesse, et d’esprit, qu’en aucune cour de l’Europe.

    « On bénit à Rome des chevaux ; si nous faisions bénir nos attelages à Sainte-Geneviève, la moitié de Paris crierait au scandale.

    « Je ne veux point faire un tableau de toutes les contradictions de ce monde ; il faudrait que je passasse ma vie à peindre. Non-seulement nous nous contredisons perpétuellement dans nos principes et dans nos actions, mais toutes les professions sont contraires les unes aux autres : c’est une guerre secrète qui ne finira jamais. L’homme d’église est l’ennemi né de l’homme de robe ; celui-ci, du courtisan ; le chanoine, du moine ; certains comédiens, d’autres comédiens ; et chacun donne à son voisin loyalement tous les dégoûts dont il peut s’aviser. La pire espèce de toutes, je l’avoue, est celle des prétendus réformateurs. Ce sont des malades qui sont fâchés que les autres se portent bien ; ils défendent les ragoûts dont ils ne mangent pas.

    — J’aime votre franchise, dit le Menu. Laissons paisiblement subsister de vieilles sottises ; peut-être tomberont-elles d’elles-mêmes, et nos petits-enfants nous traiteront de bonnes gens, comme nous traitons nos pères d’imbéciles. Laissons les tartufes crier encore quelque temps ; et dès demain je vous mène à la comédie du Tartuffe. »

    — L’archevêque de Paris, dont il est question dans ce passage, est Christophe de Beaumont (voyez tome XXI, page 11), inventeur des billets de confession : voyez tomes XVI, 77 ; XVIII, 230, XXI, 358 ; et dans le présent volume, page 19. Quant aux comédiens ennemis d’autres comédiens, voyez les notes des pages 215 et 248.