Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/255

Cette page a été validée par deux contributeurs.

père, et votre oncle, et puis nous composerons avec la troupe de Sa Majesté.

— Vous extravaguez, monsieur Grizel, dit l’intendant ; mon père était seigneur de paroisse, il est enterré dans sa chapelle : mon oncle lui fit faire un mausolée de marbre aussi beau que celui de Lulli ; et si son curé lui avait jamais parlé de l’ethnicus et du publicanus, il l’aurait fait mettre dans un cul de basse-fosse. Je veux bien croire que saint Mathieu a damné les employés des fermes après l’avoir été, et qu’ils se tenaient à la porte de l’église dans les premiers temps ; mais vous m’avouerez que personne aujourd’hui n’ose nous le dire en face ; et si nous sommes excommuniés, c’est incognito.

— Justement, dit Grizel, vous y êtes ; on laisse l’ethnicus et le publicanus dans l’Évangile : on n’ouvre point les anciens rituels, et l’on vit paisiblement avec les fermiers généraux, pourvu qu’ils donnent beaucoup d’argent quand ils rendent le pain bénit. »

Monsieur l’intendant s’apaisa un peu ; mais il ne pouvait digérer l’ethnicus et le publicanus. « Je vous prie, mon cher Grizel, dit-il, de m’apprendre pourquoi on a inséré cette satire dans vos livres, et pourquoi on nous traitait si mal dans les premiers temps.

— Cela est tout simple, dit Grizel ; ceux qui prononçaient cette excommunication étaient de pauvres gens dont les trois quarts étaient Juifs, parmi lesquels il se mêla un quart de pauvres Grecs. Les Romains étaient leurs maîtres ; les receveurs des tributs étaient ou Romains ou choisis par les Romains : c’était un secret infaillible d’attirer à soi le petit peuple que d’anathématiser les commis de la douane. On hait toujours des vainqueurs, des maîtres, et des commis. La populace courait après des gens qui prêchaient l’égalité, et qui damnaient messieurs des fermes. Criez au nom de Dieu contre les puissances et contre les impôts, vous aurez infailliblement la canaille pour vous si on vous laisse faire, et quand vous aurez un assez grand nombre de canailles à vos ordres, alors il se trouvera des gens d’esprit qui lui mettront une selle sur le dos, un mors à la bouche, et qui monteront dessus pour renverser les États et les trônes. Alors on bâtira un nouvel édifice ; mais on conservera les premières pierres, quoique brutes et informes, parce qu’elles ont servi autrefois, et qu’elles sont chères aux peuples : on les encastrera proprement avec les nouveaux marbres, avec les pierreries et l’or qui seront prodigués, et il y aura même toujours de vieux antiquaires qui préféreront les anciens cailloux aux marbres nouveaux.