Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/253

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Je n’en voudrais pas jurer ; mais je suis sûr du salut de Jean-Baptiste Lulli, violon de Mademoiselle, musicien du roi, surintendant de la musique du roi, secrétaire du roi, qui joua dans Cariselli[1] et dans Pourceaugnac, et qui de plus était Florentin : celui-là est monté au ciel comme j’y monterai ; cela est clair, car il a un beau tombeau de marbre aux Petits-Pères. Il n’a pas tâté de la voirie : il n’y a qu’heur et malheur en ce monde. » C’est ainsi que raisonna M. l’abbé Grizel, et c’est puissamment raisonner.

L’intendant des menus, qui sait l’histoire, lui répliqua : « Vous avez entendu parler du R. P. Girard ; il était sorcier, cela est de fait. Il est avéré qu’il ensorcela sa pénitente, en lui donnant le fouet tout doucement : de plus, il souffla sur elle comme font tous les sorciers : seize[2] juges déclarèrent Girard magicien ; cependant il fut enterré en terre sainte. Dites-moi pourquoi un homme qui est à la fois jésuite et sorcier a pourtant, malgré ces deux titres, les honneurs de la sépulture, et que Mlle Clairon ne les aurait pas, si elle avait le malheur de mourir immédiatement après avoir joué Pauline, laquelle Pauline[3] ne sort du théâtre que pour s’aller faire baptiser ?

— Je vous ai déjà dit, répondit l’abbé Grizel, que cela est arbitraire. J’enterrerais de tout mon cœur Mlle Clairon, s’il y avait un gros honoraire à gagner ; mais il se peut qu’il se trouve un curé qui fasse le difficile : alors on ne s’avisera pas de faire du fracas en sa faveur, et d’appeler comme d’abus au parlement. Les acteurs de Sa Majesté sont d’ordinaire des citoyens nés de familles pauvres ; leurs parents n’ont ni assez d’argent ni assez de crédit pour gagner un procès ; le public ne s’en soucie guère : il jouit des talents de Mlle Lecouvreur pendant sa vie, il la laissa traiter comme un chien après sa mort, et ne fit qu’en rire.

« L’exemple des sorciers est beaucoup plus sérieux. Il était certain autrefois qu’il y avait des sorciers ; il est certain aujourd’hui qu’il n’y en a point, en dépit des seize Provençaux qui crurent Girard si habile ; cependant l’excommunication subsiste toujours. Tant pis pour vous si vous manquez de sorciers, nous n’irons pas changer nos rituels parce que le monde a changé :

  1. Titre d’un divertissement qui fait partie des Fragments de Lulli.
  2. Sur vingt-cinq juges qui siégeaient, en 1731, au parlement de Provence, dans le procès du jésuite Girard (voyez plus loin, le paragraphe ix du Prix de la justice et de l’humanité), il y en eut treize pour l’absolution ; il n’y en eut que douze pour la condamnation à être brûlé vif. (B.)
  3. Nom d’un personnage de Polyeucte, tragédie de P. Corneille.