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Romagnesi, acteur de notre troupe italienne, a-t-il été inhumé dans un grand chemin, comme un ancien Romain ? Pourquoi une actrice des chœurs discordants de l’Académie royale de musique a-t-elle été trois jours dans sa cave ? Pourquoi toutes ces personnes sont-elles brûlées à petit feu, sans avoir de corps, jusqu’au jour du jugement dernier, et seront-elles brûlées à tout jamais après ce jugement, quand elles auront retrouvé leurs corps ? C’est uniquement, dites-vous, parce qu’on paye vingt sous au parterre.

« Cependant ces vingt sous ne changent point l’espèce : les choses ne sont meilleures ni pires, soit qu’on les paye, soit qu’on les ait gratis. Un de profundis tire également une âme du purgatoire, soit qu’on le chante pour dix écus en musique, soit qu’on vous le donne en faux-bourdon pour douze francs, soit qu’on vous le psalmodie par charité : donc Cinna et Athalie ne sont pas plus diaboliques quand ils sont représentés pour vingt sous que quand le roi veut bien en gratifier sa cour : or, si on n’a pas excommunié Louis XIV quand il dansa pour son plaisir, ni l’impératrice quand elle a joué un opéra, il ne paraît pas juste qu’on excommunie ceux qui donnent ce plaisir pour quelque argent, avec la permission du roi de France ou de l’impératrice. »

L’abbé Grizel sentit la force de cet argument ; il répondit ainsi : « Il y a des tempéraments ; tout dépend sagement de la volonté arbitraire d’un curé ou d’un vicaire. Nous sommes assez heureux et assez sages pour n’avoir en France aucune règle certaine. On n’osa pas enterrer l’illustre et inimitable Molière dans la paroisse Saint-Eustache[1] ; mais il eut le bonheur d’être porté dans la chapelle de Saint-Joseph, selon notre belle et saine coutume de faire des charniers de nos temples. Il est vrai que saint Eustache est un si grand saint qu’il n’y avait pas moyen de faire porter chez lui, par quatre habitués, le corps de l’infâme auteur du Misanthrope ; mais enfin Saint-Joseph est une consolation : c’est toujours de la terre sainte. Il y a une prodigieuse différence entre la terre sainte et la profane : la première est incomparablement plus légère ; et puis tant vaut l’homme, tant vaut sa terre : celle où est Molière y a gagné de la réputation. Or cet homme ayant été inhumé dans une chapelle ne peut être damné comme Mlle Lecouvreur et Romagnesi, qui sont sur les chemins : peut-être est-il en purgatoire pour avoir fait le Tartuffe.

  1. Voyez, sur Molière, tome XIV, page 105 ; tome XXI, page 279 ; tome XXIII, pages 87 et suiv.