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— Vous vous moquez de moi, dit l’abbé Grizel ; nous sommes bien bêtes, je l’avoue, mais nous ne le sommes pas assez pour imaginer une telle sottise.

— Mais, dit l’intendant, vous avez du moins excommunié le pieux abbé d’Aubignac, le P. Le Bossu, supérieur de Sainte-Geneviève, le P. Rapin, l’abbé Gravina, le P. Brumoy, le P. Porée, Mme Dacier, tous ceux qui ont, d’après Aristote, enseigné l’art de la tragédie et de l’épopée ?

— On n’est pas encore tombé dans cet excès de barbarie, repartit Grizel ; il est vrai que l’abbé de La Coste, M. de La Solle[1] et l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques, prétendent que la déclamation, la musique et la danse, sont un péché mortel ; qu’il n’a été permis à David de danser que devant l’arche, et que de plus David, Louis XIV et Louis XV, n’ont point dansé pour de l’argent ; que l’impératrice des Romains[2] n’a jamais chanté qu’en présence de quelques personnes de sa cour, et qu’on ne se donne le plaisir d’excommunier que ceux qui gagnent quelque chose à parler, ou à chanter, ou à danser en public.

— Il est donc clair, dit l’intendant, que s’il y avait eu un impôt sous le nom de menus plaisirs du roi, et que cet impôt eût servi à payer les frais des spectacles de Sa Majesté, le roi encourrait la peine de l’excommunication, selon le bon plaisir de tout prêtre qui voudrait lancer cette belle foudre sur la tête de Sa Majesté très-chrétienne.

— Vous nous embarrassez beaucoup, dit Grizel.

— Je veux vous pousser, dit le Menu. Non-seulement Louis XIV, mais le cardinal Mazarin, le cardinal de Richelieu, l’archevêque Trissino[3], le pape Léon X, dépensèrent beaucoup à faire jouer des tragédies, des comédies, et des opéras. Les peuples contribuèrent à ces dépenses ; je ne trouve pourtant pas, dans l’histoire de l’Église, qu’aucun vicaire de Saint-Sulpice ait excommunié pour cela le pape Léon X et ces cardinaux.

« Pourquoi donc Mlle Lecouvreur a-t-elle été portée dans un fiacre au coin de la rue de Bourgogne[4] ? Pourquoi le sieur

  1. Henri-François de La Solle, mort en 1761.
  2. Marie-Thérèse, née le 13 mai 1717, morte en 1780. Son père, Charles VI, lui fit chanter, à l’âge de cinq ans, une ariette au théâtre de la cour, à Vienne. À l’âge de vingt-deux ans, elle chanta à Florence un duo avec François Bernardi, surnommé Senesino. (B.)
  3. Voyez, tome III du Théâtre, la note sur la Dissertation qui est en tête de Sémiramis.
  4. Voyez, tome XXII, la note 2 de la page 70.