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LETTRE DE M. CLOCPICRE

Crokius Dubius, après un long examen, crut qu’elle s’adressait aussi aux Juifs, attendu qu’il y est parlé de table ; mais il prétendit que c’était une figure. Je les priai humblement de considérer qu’Ézéchiel vivait du temps de Cambyse ; que Cambyse avait dans son armée beaucoup de Scythes et de Tartares qui mangeaient des chevaux et des hommes assez communément ; que, si cette habitude répugne un peu à nos mœurs efféminées, elle était très-conforme à la vertu mâle et héroïque de l’illustre peuple juif. Je les fis souvenir que les lois de Moïse, parmi les menaces de tous les maux ordinaires dont il effraye les Juifs transgresseurs, après leur avoir dit qu’ils seront réduits à ne point prêter, mais à emprunter à usure[1], et qu’ils auront des ulcères aux jambes[2], ajoutent qu’ils mangeront leurs enfants[3]. « Eh bien ! leur dis-je, ne voyez-vous pas qu’il était aussi ordinaire aux Juifs de faire cuire leurs enfants et de les manger que d’avoir la rogne, puisque le législateur les menace de ces deux punitions ? »

Plusieurs réflexions dont j’appuyai mes citations ébranlèrent MM. Pfaff et Crokius. « Les nations les plus polies, leur dis-je, ont toujours mangé des hommes, et surtout des petits garçons. Juvénal[4] vit les Égyptiens manger un homme tout cru. Il dit que les Gascons faisaient souvent de ces repas[5]. Les deux voyageurs arabes dont l’abbé Renaudot a traduit la relation disent qu’ils ont vu manger des hommes sur les côtes de la Chine et des Indes.

« Homère, parlant des repas des Cyclopes[6], n’a fait que peindre les mœurs de son temps. On sait que Candide fut sur le point d’être mangé par les Oreillons[7], parce qu’ils le prirent pour un jésuite ; et que, malgré la mauvaise plaisanterie que les jésuites ne sont bons ni à rôtir ni à bouillir, les Oreillons aiment la chair des jésuites passionnément.

« Vous sentez bien, messieurs, leur dis-je, que nous ne devons pas juger des mœurs de l’antiquité par celles de l’université de Tubinge ; vous savez que les Juifs immolaient des hommes : or on a toujours mangé des victimes immolées ; et, à votre avis, quand Samuel coupa en petits morceaux le roi Agag, qui s’était rendu

  1. Deutéronome, XXVIII, 44.
  2. Ibid., XXVIII, 35.
  3. Ibid., 53.
  4. Satire XV, vers 83.
  5. Juvénal, satire XV, vers 93.
  6. Odyssée, livre IX.
  7. Voyez tome XXI, page 169.