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DU CARDINAL ALBÉRONI.

plus de six millions d’âmes en Espagne ; et la fière oisiveté y étouffe l’industrie. Ôtez beaucoup à celui qui a peu ; que lui reste-t-il ? et comment réparer ces pertes dans un pays où les pères transmettent aux enfants la maladie qui attaque le genre humain dans sa source, et où la superstition ensevelit la nature dans les cloîtres ? Je me sers ici du mot de superstition, que le cardinal emploie — je me ferais un scrupule de changer ses paroles. D’ailleurs l’auteur fait bien voir que l’Espagne est le pays de la grandeur et des abus. Il fait plus ; il montre les ressources. L’ouvrage n’a pas été revu par les inquisiteurs : il y a tel pays qui exige qu’on soit à six cents milles de lui pour lui dire des vérités utiles.

Dans le chapitre vii, on voit une partie de ce plan immense conçu autrefois par le cardinal Albéroni. Cet homme, en 1707, n’avait été connu dans Anet[1] (dont il refusa la cure) que sur le pied d’un uomo faceto e piacevole, qui faisait des soupes à l’ognon excellentes. Campistron[2] le protégeait alors ; et, en 1718, il allait bouleverser la terre. J’en parlai[3] dans l’Histoire de Charles XII. Je lui rendis justice, et il me remercia[4] avec d’autant plus de sensibilité qu’il était alors malheureux. Ce projet, prêt à éclore, était d’armer l’empire ottoman contre l’Autriche, Charles XII et le czar contre l’Angleterre ; d’établir le prétendant à Londres par les mains du vainqueur de Narva ; d’arracher la régence de la France au duc d’Orléans ; de rendre pour jamais l’Italie indépendante de l’Allemagne, après sept cents ans de sujétion, ou d’esclavage, ou de soumission. Suivant ce dessein, un corps italique s’établissait, à l’exemple à peu près du corps germanique. Don Carlos devait posséder Naples et Sicile ; son frère don Philippe avait la Toscane. La Lombardie faisait le partage des ducs de Savoie. Mantoue était ajoutée aux États de Venise. Le domaine du duc de Modène s’accroissait de plus de moitié par celui de Parme.

Les vues du commerce le plus étendu venaient à l’appui de ces arrangements ou de ces dérangements politiques. Le coup de fauconneau qui tua Charles XII renversa tout le projet ; mais cette machine brisée fut encore assez forte, quelque temps après, pour porter don Carlos sur le trône des Deux-Siciles par de nouveaux efforts.

  1. Château du duc de Vendôme, qui avait emmené Albéroni en France.
  2. Ce poëte dramatique était secrétaire des commandements du duc.
  3. Voyez tome XVI, page 343 ; l’éloge que Voltaire y fait d’Albéroni existe dans l’édition de 1731 de l’Histoire de Charles XII.
  4. La lettre du cardinal est de 1735. Voltaire y répondit ; voyez la Correspondance, juillet 1735.