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DE L'EUROPE. I95

<c Voyez-vous, ma sœur, un prince, un héritier d'un royaume ne doit pas couper sa viande lui-même ; il faut qu'on lui choisisse ses morceaux : prenez garde de perdre avec lui votre cœur, et de laisser votre chaste trésor ouvert à ses violentes importunités. 11 est dangereux d'ôter son masque, même au clair de la lune. La putréfaction détruit souvent les enfants du printemps, avant que leurs boutons soient ouverts : et dans le matin et la rosée de la jeunesse, les vents contagieux sont fort à craindre. »

Ophélie répond : « Ah ! mon cher frère, ne fais pas avec moi comme font tant de curés maugracieux, qui montrent le chemin roide et épineux du ciel, tandis qu'eux-mêmes sont de hardis libertins, qui font le contraire de ce qu'ils prêchent. »

Le frère et la sœur, ayant ainsi raisonné, laissent la place au prince Hamlet, qui revient avec un ami et les mêmes sentinelles qui avaient vu le revenant. Ce fantôme se présente encore devant eux. Le prince lui parle avec respect et avec courage. Le fantôme ne lui répond qu'en lui faisant signe de le suivre. « Ah ! ne le suivez pas, lui dit son ami ; quand on a suivi un esprit, on court risque de devenir fou. — N'importe, répond Hamlet, j'irai avec lui, » On veut l'en empêcher, on ne peut en venir à bout : u Mon destin me crie d'y aller, dit-il, et rend les plus petites de mes artères aussi fortes que le lion de Némée. Oui, je le suivrai, et je ferai un esprit de quiconque s'y opposera. »

Il s'en retourne donc avec le fantôme, et ils reviennent ensuite familièrement tous deux ensemble. Le revenant lui apprend « qu'il est en purgatoire, et qu'il va lui conter des choses qui lu^^ feront dresser les cheveux comme les pointes d'un porc-épic. On croit, dit-il, que je suis mort de la piqûre d'un serpent dans mon verger; mais le serpent, c'est celui qui porte ma couronne, c'est mon frère ; et ce qu'il y a de plus horrible, c'est qu'il m'a fait mourir sans que je pusse recevoir l'extrême-onction ; venge-moi. Adieu, mon fils, les vers luisants annoncent l'aurore; adieu, sou- viens-toi de moi ».

Les amis du prince Hamlet reviennent alors lui demander ce que lui a dit l'esprit. « C'est un très-honnête esprit, répond le prince ; mais jurez-moi de ne rien révéler de ce qu'il m'a confié»; on entend aussitôt la voix du fantôme qui crie aux amis : « Jurez. — Il faut, leur dit le prince, jurer par mon épée» ; le fantôme crie sous terre ; u Jurez par son épée. » Ils font le serment. Hamlet s'en va avec eux sans prendre aucune résolution.

Le lecteur qui lit cette histoire merveilleuse peut se souvenir que ce même prince Hamlet était amoureux de W^ Ophélie, fille

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