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DEUXIÈME LETTRE.

Monsieur,

Qui ne connaît les aventures d’Héloïse et d’Abélard ? Qui ne sait que cet homme illustre balança toujours la réputation de saint Bernard, et quelquefois son crédit ? Il eut un mérite très-rare, des faiblesses communes, des malheurs singuliers. Les amours et les lettres d’Abélard et d’Héloïse vivront éternellement :

Vivunt qui commissi calores
Helosiæ calamis puellæ.

La vérité surtout met le sceau de l’immortalité aux lettres touchantes que ces deux amants s’écrivirent. Elles ont été traduites en vers et en prose dans toutes les langues. Jean-Jacques s’est mis à inventer cette ancienne histoire sous d’autres noms ; mais, fâché qu’un homme aussi bien fait, et d’une figure aussi agréable qu’on nous peint Abélard, eût perdu dans le cours de ses amours le principal mérite de sa figure, il a retranché de son roman cette particularité de l’histoire : et comme il est aussi grand, aussi noblement fait qu’Abélard ; comme il est, ainsi que lui, l’objet des soupirs de toutes les dames de Paris, il s’est fait le héros de son roman. Ce sont les aventures et les opinions de Jean-Jacques qu’on lit dans la Nouvelle Héloïse, et que malheureusement vous n’avez pas lues.

Pour ennoblir les personnages et le lieu de la scène, Jean-Jacques a choisi pour son théâtre un petit pays sujet d’un canton suisse. Le principal personnage est une espèce de valet suisse, qui a un peu étudié, et qui enseigne ce qu’il sait à une Julie, fille d’un baron du pays de Vaud. Vous savez qu’il n’y a rien de plus grand que ces barons. Le petit valet, philosophe suisse, débite à Julie son écolière la morale d’Épictète, et lui parle d’amour. Julie, en présence de sa cousine Claire, donne à son maître un baiser très-long et très-âcre dont il se plaint beaucoup, et le lendemain le maître fait un enfant à l’écolière. Les dames pourraient croire que c’est là la conclusion du roman ; mais voici, monsieur, par quelle intrigue délicate, par quels événements merveilleux ce roman philosophique dure encore cinq tomes entiers après la conclusion.