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cela veut dire qu’elle a reçu une éducation digne d’elle, qu’elle est bien élevée ; on y voit une pitié tendre à tous les maux d’autrui ; une oisiveté qui engendre des jeux ; des yeux qui deviennent fixés en terre ; une héroïne de roman affectée de pitié, et qui élève à son amant ses timides supplications. Cette héroïne remplit des soins, au lieu de remplir des devoirs, et de rendre des soins. Son extrême amour est exposé à des tragédies. Son teint fleuri outrage son amant. Cette pénitente avait une si affreuse idée du premier pas, qu’à peine voyait-elle au delà nul intervalle, jusqu’au dernier ; mais son amant y voyait la tendre sollicitude de l’amour.

Aussitôt Julie couvre ses regards d’un voile, et met une entrave à son cœur. Une faveur ! ah, c’est un tourment horrible ! lui dit son amant, garde les baisers, ils sont trop acres.

Après l’âcreté de ces baisers, l’amant fait vingt lieues en trois jours ; mais chaque pas séparait son corps de son âme. Daignerez-vous, monsieur, me dire en passant comment ce corps et cette âme, qui étaient séparés au premier pas, se séparèrent encore aux autres pas, et se retrouvèrent ensuite au dernier pas ?

Quand le corps de l’amant a retrouvé son âme, il écrit à sa maîtresse que « les lois les plus sévères ne peuvent leur imposer d’autre peine que le prix même de leur amour. » Il est à croire que sa maîtresse n’entendit rien à ce galimatias. Mais pour le payer en même monnaie, elle lui mande qu’elle « cultive l’espérance », et qu’elle « la voit flétrir tous les jours » ; l’autre lui répond, en renchérissant, que « leurs âmes, épuisées d’amour et de peine, se fondent, et coulent comme l’eau ».

Il peut être fort plaisant de voir couler une âme ; mais pour l’eau, c’est d’ordinaire quand elle est épuisée qu’elle ne coule plus : je m’en rapporte à vous. Cependant, monsieur, ces deux âmes qui coulent ne peuvent suffire à leur félicité infinie. Nos deux amants, qui coulaient ainsi, se parlèrent à l’oreille ; mais Julie trembla qu’on ne cherchât du mystère à cette chucheterie.

Julie, rentrée chez elle, écrivit une lettre tendre au chucheteur : « Baise cette lettre, et saute de joie », lui dit-elle. « Ah ! tyran, tu veux en vain m’asservir ; pardonne, ô mon doux ami, ces mouvements involontaires ! »

Cependant le doux ami était affamé de transports, et il attendait le moment tardif de voir sa maîtresse avec une douloureuse impatience. Pour apaiser cette faim, l’impatient ami s’en alla loin d’elle, entendre de la musique, non pas de la musique française, « car, dit-il, la mélodie qui ne parle point chante toujours mal ; et voici, continue-t-il, l’erreur des Français sur les forces