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MÉMOIRE SUR LA SATIRE.

DE LA SATIRE APRÈS LE TEMPS DE DESPRÉAUX[1].

Boileau dans ses satires, quoique cruelles, avait toujours épargné les mœurs de ceux qu’il déchirait : quelques personnes qui se mêlèrent de poésie après lui poussèrent plus loin la licence. Un style qu’on appelle marotique fut quelque temps à la mode. Ce style est la pierre sur laquelle on aiguise aisément le poignard de la médisance. Il n’est pas propre aux sujets sérieux, parce qu’étant privé d’articles, et étant hérissé de vieux mots, il n’a aucune dignité ; mais, par ces raisons-là même, il est très-propre aux contes cyniques et à l’épigramme.

On vit donc paraître beaucoup d’épigrammes et de satires dans ce style : on y ajouta des couplets encore plus infâmes. On appelait couplets certaines chansons parodiées des opéras. Personne, je crois, ne s’avisera de dire que c’était l’amour du vrai, le goût de la saine antiquité, le respect pour les anciens, qui obligeaient les auteurs de ces infamies à les écrire. C’est pourtant ce que ces auteurs osaient dire pour leur défense : tant on cherche à couvrir ses fautes de quelque ombre de raison ! Pour moi qui, quoique très-jeune alors[2], ai vu naître toutes ces horreurs, je sais très-bien que l’envie en fut la seule cause. Et quelle envie encore ! quelle source ridicule de tant de disgrâces sérieuses ! de quoi s’agissait-il ? d’un opéra qui n’avait pas réussi ! Il n’y a point d’autre origine de la haine qui fit faire cette infâme pièce intitulée la Francinade, et ces soixante et douze couplets qui désolèrent longtemps plusieurs gens de lettres et des familles entières : et ceux que l’auteur avoua lui-même contre les sieurs Danchet, Bertin, et Pécourt ; enfin ceux qui furent la cause de ce fameux procès, rapporté très-exactement dans le livre des Causes célebres.

MM. de Lamotte, Danchet, Saurin, et le sieur Rousseau, étaient amis, MM. de Lamotte et Danchet donnèrent des opéras qui eurent du succès ; ceux de Rousseau n’en auraient point eu : joignez à cela la chute de la comédie du Capricieux, et ne cherchez point ailleurs ce qui attira tant de crimes et une condamnation si publique.

Mais voici quelque chose qui doit frapper bien davantage. Il est certain qu’un homme flétri pour avoir abusé à ce point du talent de la poésie, pour avoir fait les satires les plus horribles,

  1. Toute cette section est consacrée à J.-B. Rousseau.
  2. Le procès de J.-B. Rousseau est de 1710 et 1711 (voyez tome XXII page 345) ; Voltaire avait alors seize à dix-sept ans.