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DE MILORD BOLINGBROKE.

l’usure, un Apicius qui écrirait sur la bonne chère, un tyran ou un rebelle qui écrirait contre les lois : de pareils hommes mériteraient sans doute qu’on accusât leurs mœurs d’avoir dicté leurs écrits. Mais un homme d’État tel que milord Bolingbroke, vivant dans une retraite philosophique et faisant servir son immense littérature à cultiver l’esprit d’un seigneur digne d’être instruit par lui, ne méritait certainement pas que des hommes qui doivent se piquer de décence imputassent à ses débauches passées des ouvrages qui n’étaient que le fruit d’une raison éclairée par des études profondes.

Dans quel cas est-il permis de reprocher à un homme les désordres de sa vie ? C’est dans ce seul cas-ci peut-être, quand ses mœurs démentent ce qu’il enseigne. On aurait pu comparer les sermons d’un fameux prédicateur de notre temps avec les vols qu’il avait faits à milord Galloway[1], et avec ses intrigues galantes. On aurait pu comparer les sermons du célèbre curé des Invalides[2], et de Fantin[3], curé de Versailles, avec les procès qu’on leur fit pour avoir séduit et volé leurs pénitentes. On aurait pu comparer les mœurs de tant de papes et d’évêques avec la religion qu’ils soutenaient par le fer et par le feu ; on aurait pu mettre d’un côté leurs rapines, leurs bâtards, leurs assassinats, et de l’autre leurs bulles et leurs mandements. C’est dans de pareilles occasions qu’on est excusable de manquer à la charité, qui nous ordonne de cacher les fautes de nos frères. Mais qui a dit au détracteur de milord Bolingbroke qu’il aimait le vin et les filles ? Et quand il les aurait aimées, quand il aurait eu autant de concubines que David, que Salomon, ou le Grand Turc, en connaîtrait-on davantage le véritable auteur du Pentateuque ?

Nous convenons qu’il n’y a que trop de déistes. Nous gémissons de voir que l’Europe en est remplie. Ils sont dans la magistrature, dans les armées, dans l’Église, auprès du trône et sur le trône même. La littérature en est surtout inondée ; les académies en sont pleines. Peut-on dire que ce soit l’esprit de débauche, de licence, d’abandonnement à leurs passions, qui les réunit ? Oserons-nous parler d’eux avec un mépris affecté ? Si on les méprisait tant, on écrirait contre eux avec moins de fiel ; mais nous craignons beaucoup que ce fiel, qui est trop réel, et ces airs de mépris, qui sont si faux, ne fassent un effet tout contraire à celui qu’un

  1. Milord Galloway, autrefois comte de Ruvigny, était né Français, et devint pair d’Angleterre ; voyez, tome XIV, le chapitre xxi du Siècle de Louis XIV.
  2. Il s’appelait La Chetardie.
  3. Sur Fantin, voyez, tome IX, une des notes du chant xviii de La Pucelle.