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ÉLOGE HISTORIQUE

pour les belles-lettres. On ne peut que plaindre un philosophe réduit à la sécheresse des vérités, et pour qui les beautés de l’imagination et du sentiment sont perdues.

Dès sa tendre jeunesse elle avait nourri son esprit de la lecture des bons auteurs en plus d’une langue. Elle avait commencé une traduction de l’Énéide, dont j’ai vu plusieurs morceaux remplis de l’âme de son auteur ; elle apprit depuis l’italien et l’anglais. Le Tasse et Milton lui étaient familiers comme Virgile : elle fit moins de progrès dans l’espagnol, parce qu’on lui dit qu’il n’y a guère dans cette langue qu’un livre célèbre, et que ce livre est frivole.

L’étude de sa langue fut une de ses principales occupations. Il y a d’elle des remarques manuscrites dans lesquelles on découvre, au milieu de l’incertitude et de la bizarrerie de la grammaire, cet esprit philosophique qui doit dominer partout, et qui est le fil de tous les labyrinthes.

Parmi tant de travaux que le savant le plus laborieux eût à peine entrepris, qui croira qu’elle trouva du temps non-seulement pour remplir tous les devoirs de la société, mais pour en rechercher avec avidité tous les amusements ? Elle se livrait au plus grand monde[1] comme à l’étude. Tout ce qui occupe la société était de son ressort, hors la médisance. Jamais on ne l’entendit relever un ridicule. Elle n’avait ni le temps ni la volonté de s’en apercevoir ; et quand on lui disait que quelques personnes ne lui avaient pas rendu justice, elle répondait qu’elle voulait l’ignorer. On lui montra un jour je ne sais quelle misérable brochure dans laquelle un auteur, qui n’était pas à portée de la connaître, avait osé mal parler d’elle ; elle dit que si l’auteur avait perdu son temps à écrire ces inutilités, elle ne voulait pas perdre le sien à les lire ; le lendemain, ayant su qu’on avait renfermé l’auteur de ce libelle, elle écrivit en sa faveur sans qu’il l’ait jamais su.

Elle fut regrettée à la cour de France autant qu’on peut l’être dans un pays où les intérêts personnels font si aisément oublier tout le reste. Sa mémoire a été précieuse à tous ceux qui l’ont connue particulièrement, et qui ont été à portée de voir l’étendue de son esprit et la grandeur de son âme.

  1. Dans la Bibliothèque impartiale on avait, au lieu de plus grand monde, imprimé plus grand nombre. Cette singulière faute, dont Voltaire se plaint dans sa lettre à Formey du 21 mars 1752, a été répétée dans le Mercure en décembre 1754, reproduite dans le tome V des Nouveaux Mélanges, en 1708 ; dans le tome XIII (Ier des Mélanges) de l’édition in-4o, et encore tome XXXII de l’édition encadrée de 1775. Cependant un volume intitulé Troisième Suite des mélanges, 1761, in-8o, désavoué par Voltaire, donnait la bonne version : au plus grand monde, qui a été suivie par les éditeurs de Kehl. (B.)