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DES EMBELLISSEMENTS DE CACHEMIRE.

ne changez-vous la moitié de ces jours oiseux en jours utiles ? Que n’employez-vous aux édifices publics pendant cent jours les artistes désoccupés ? Alors ceux qui ne savent rient, ceux qui n’ont que deux bras, auront bien vite de l’industrie : vous formerez un peuple d’artistes.

LE BOSTANGI.

Ces temps sont destinés au cabaret et à la débauche, et il en revient beaucoup d’argent au trésor public.

LE PHILOSOPHE.

Votre raison est admirable ; mais il ne revient d’argent au trésor public que par la circulation. Le travail n’opère-t-il pas plus de circulation que la débauche, qui entraîne des maladies ? Est-il bien vrai qu’il soit de l’intérêt de l’État que le peuple s’enivre un tiers de l’année ?

Cette conversation dura longtemps. Le bostangi avoua enfin que le philosophe avait raison, et il fut le premier bostangi qu’un philosophe eût persuadé. Il promit de faire beaucoup ; mais les hommes ne font jamais ni tout ce qu’ils veulent ni tout ce qu’ils peuvent.

Pendant que le raisonneur et le bostangi s’entretenaient ainsi des hautes sciences, il passa une vingtaine de beaux animaux à deux pieds, portant petit manteau par-dessus longue jaquette, capuce pointu sur la tête, ceinture de corde sur les reins. « Voilà de grands garçons bien faits, dit l’Indien, combien en avez-vous dans votre patrie ?

— À peu près cent mille de différentes espèces, dit le bostangi.

— Les braves gens pour travailler à embellir Cachemire ! dit le philosophe. Que j’aimerais à les voir la bêche, la truelle, l’équerre à la main !

— Et moi aussi, dit le bostangi ; mais ce sont de trop grands saints pour travailler.

— Que font-ils donc ? dit l’Indien.

— Ils chantent, ils boivent, ils digèrent, dit le bostangi.

— Que cela est utile à un État ! dit l’Indien. »

Cette conversation dura longtemps, et ne produisit pas grand’chose.

FIN DES EMBELLISSEMENTS DE CACHEMIRE.