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DE LA VILLE DE CACHEMIRE.

LE PHILOSOPHE.

Je n’entends rien à ce discours. De quelles dépenses parlez-vous donc ? Votre terre produit de quoi nourrir et vêtir tous vos habitants ; vous avez sous vos pas tous les matériaux ; vous avez autour de vous deux cent mille fainéants que vous pouvez employer : il ne reste donc plus qu’à les faire travailler, et à leur donner pour leur salaire de quoi être bien nourris et bien vêtus. Je ne vois pas ce qu’il en coûtera à votre royaume de Cachemire : car assurément vous ne payerez rien aux Persans et aux Chinois pour avoir fait travailler vos citoyens.

LE BOSTANGI.

Ce que vous dites est très-véritable, il ne sortira ni argent ni denrée de l’État.

LE PHILOSOPHE.

Que ne faites-vous donc commencer dès aujourd’hui vos travaux ?

LE BOSTANGI.

Il est trop difficile de faire mouvoir une si grande machine.

LE PHILOSOPHE.

Comment avez-vous fait pour soutenir une guerre qui a coûté beaucoup de sang et de trésors ?

LE BOSTANGI.

Nous avons fait justement contribuer en proportion de leurs biens les possesseurs des terres et de l’argent.

LE PHILOSOPHE.

Eh bien ! si on contribue pour le malheur de l’espèce humaine, ne donnera-t-on rien pour son bonheur et pour sa gloire ? Quoi ! depuis que vous êtes établis en corps de peuple, vous n’avez pas encore trouvé le secret d’obliger tous les riches à faire travailler tous les pauvres ! Vous n’en êtes donc pas encore aux premiers éléments de la police ?

LE BOSTANGI.

Quand nous aurions fait en sorte que les possesseurs du riz, du lin et des bestiaux, donnassent du pilau et des chemises aux mendiants qu’on emploierait à remuer la terre et à porter des fardeaux, on ne serait guère avancé. Il faudrait faire travailler tous les artistes qui, le long de l’année, sont employés à d’autres travaux.

LE PHILOSOPHE.

J’ai ouï dire que dans l’année vous avez environ six vingts jours pendant lesquels on ne travaille point à Cachemire[1]. Que

  1. Voyez dans le Dictionnaire philosophique l’article Fêtes.