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DES MENSONGES IMPRIMÉS.

de Charles V, duc de Lorraine : on a cru y reconnaître l’esprit de ce prince ; mais ceux qui étaient au fait y reconnurent l’esprit de M. de Chévremont, qui le composa[1].

    prétendu. L’éditeur, dans sa préface, ne dit point comment le manuscrit est tombé dans ses mains. Si le manuscrit eût été authentique, il était de son devoir et de son intérêt d’en donner la preuve, de le déposer dans quelque bibliothèque publique, de le faire voir à quelque homme en place. Il ne prend aucune de ces mesures (que sans doute il ne pouvait prendre), et cela seul doit lui ôter tout crédit.

    2° Le style est entièrement différent de celui du cardinal de Richelieu. On a cru y reconnaître la main de l’abbé de Bourzeis ; mais il est plus aisé de dire de qui ce livre n’est pas que de prouver de qui il est.

    3° Non-seulement on n’a pas imité le style du cardinal de Richelieu, mais on a l’imprudence de le faire signer Armand Duplessis, lui qui n’a de sa vie signé de cette manière.

    4° Dès le premier chapitre, on voit une fausseté révoltante. On y suppose la paix faite, et non-seulement on était alors on guerre, mais le cardinal de Richelieu n’avait nulle envie de faire la paix. Une pareille absurdité est une conviction manifeste de faux.

    5° Aux louanges ridicules que le cardinal se donne à lui-même dans ce premier chapitre, et qu’un homme de bon sens ne se donne jamais, on ajoute une condamnation encore plus indécente de ceux qui étaient dans le conseil quand le cardinal y entra. On y appelle le duc de Mantoue, ce pauvre prince. Quand on y mentionne les intrigues que trama la reine mère pour perdre le cardinal, on dit la Reine tout court, comme s’il s’agissait de la reine épouse du roi. On y nomme la marquise du Fargis, femme de l’ambassadeur en Espagne, et favorite de la reine mère, la Fargis, comme si le cardinal de Richelieu eût parlé de Marion Delorme. Il n’appartient qu’à quelques pédants grossiers, qui ont écrit des histoires de Louis XIV, de dire la Montespan, la Maintenon, la Fontange, la Porstmouth. Un homme de qualité, et aussi poli que le cardinal de Richelieu, n’eût pas assurément tombé dans de telles indécences. Je ne prétends pas donner à cette probabilité plus de poids qu’elle n’en a ; je ne la regarde pas comme une raison décisive, mais comme une conjecture assez forte.

    6. Voici une preuve qui me parait entièrement convaincante. Le testament dit, au chapitre Ier, que les cinq dernières années de la guerre ont coûté chacune soixante millions de livres de ce temps-là, sans moyens extraordinaires ; et, dans le chapitre IX, il dit qu’il entre dans l’épargne trente-cinq millions tous les ans. Que peut-on opposer à une contradiction si formelle ? N’y découvre-t-on pas évidemment un faussaire qui écrit à la hâte, et qui oublie au neuvième chapitre ce qu’il a dit dans le premier ?

    7° Quel est l’homme de bon sens qui pourra penser qu’un ministre propose au roi de réduire les dépenses secrètes de ce qu’on appelle comptant, à un million d’or ? Que veut dire ce mot vague un million d’or ? Ces expressions sont bonnes pour un homme qui compile l’histoire ancienne sans entendre ce que valent les espèces : est-ce un million de livres d’or, de marcs d’or, de louis d’or ? Dans ce dernier cas, qui est le plus favorable, le million d’or comptant aurait monté à vingt-deux millions de nos livres numéraires d’aujourd’hui, et c’était

  1. Le Testament politique de Charles V, 1696, in-12, est de Henri de Straatman. L’abbé de Chévremont n’en fut que l’éditeur ; voyez la note 4, tome XIX, page 31.