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ENFER.

les yeux et les mains au ciel. « Grands dieux ! s’écria-t-il, j’accepte ces présages que je crois heureux ; achevez votre ouvrage. » Il dit, et, redoublant ses pas, il se présente hardiment. Aussitôt la fumée épaisse qui rendait l’entrée de la caverne funeste à tous les animaux dès qu’ils en approchaient se dissipa ; l’odeur empoisonnée cessa pour un peu de temps. Télémaque entre seul, car quel autre mortel eût osé le suivre ! Deux Crétois qui l’avaient accompagné jusqu’à une certaine distance de la caverne, et auxquels il avait confié son dessein, demeurèrent tremblants et à demi morts assez loin de là dans un temple, faisant des vœux, et n’espérant plus de revoir Télémaque.

Cependant le fils d’Ulysse, l’épée à la main, s’enfonce dans les ténèbres horribles ; bientôt il aperçoit une faible et sombre lueur, telle qu’on la voit pendant la nuit sur la terre. Il remarque les ombres légères qui voltigent autour de lui ; il les écarte avec son épée ; ensuite il voit les tristes bords du fleuve marécageux, dont les eaux bourbeuses et dormantes ne font que tournoyer. Il découvre sur ce rivage une foule innombrable de morts privés de la sépulture, qui se présentent en vain à l’impitoyable Caron. Ce dieu, dont la vieillesse éternelle est toujours triste et chagrine, mais pleine de vigueur, les menace, les repousse, et admet d’abord dans la barque le jeune Grec. »

On ne saurait approuver que ce Télémaque descende aux enfers de son plein gré, comme on fait un voyage ordinaire. Il me semble que c’est là une grande faute. En effet, cette description a l’air d’un récit de voyageur plutôt que de la peinture terrible qu’on devait attendre. Rien n’est si petit que de mettre à l’entrée de l’enfer des grappes de raisin qui se dessèchent. Toute cette description est dans un genre trop médiocre, et il y règne une abondance de choses petites, comme dans la plupart des lieux communs dont le Télémaque est plein.

Je ne sais s’il est permis dans un poëme chrétien de faire aller les saints aux enfers ; mais il est beaucoup mieux d’y faire transporter Henri IV en songe par saint Louis que si ce héros y allait en effet, sans y être entraîné par une puissance supérieure (ch. VII, 127-158) :


Henri dans ce moment, d’un vol précipité,
Est par un tourbillon dans l’espace emporté,
Vers un séjour informe, aride, affreux, sauvage,
De l’antique chaos abominable image,
Impénétrable aux traits de ces soleils brillants,
Chefs-d’œuvre du Très-Haut, comme lui bienfaisants.