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DES EMBELLISSEMENTS DE PARIS.

ment pas payé à des étrangers. S’il fallait faire venir le fer d’Allemagne et les pierres d’Angleterre, je vous dirais : Croupissez dans votre molle nonchalance, jouissez en paix des beautés que vous possédez, et restez privés de celles qui vous manquent. Mais bien loin que l’État perde à ces travaux, il y gagne : tous les pauvres alors sont utilement employés, la circulation de l’argent en augmente, et le peuple qui travaille est toujours le plus riche. Mais où trouver des fonds ? Et où en trouvèrent les premiers rois de Rome, quand, dans les temps de la pauvreté, ils bâtirent ces souterrains qui furent, six cents ans après eux, l’admiration de Rome riche et triomphante ? Pensons-nous que nous soyons moins industrieux que ces Égyptiens, dont je ne vanterai pas ici les pyramides, qui ne sont que de grossiers monuments d’ostentation, mais dont je rappellerai[1] tant d’ouvrages nécessaires et admirables ? Y a-t-il moins d’argent dans Paris qu’il n’y en avait dans Rome moderne quand elle bâtit Saint-Pierre, qui est le chef d’œuvre de la magnificence et du goût, et quand elle éleva tant d’autres beaux morceaux d’architecture, où l’utile, le noble, et l’agréable, se trouvent ensemble ? Londres n’était pas si riche que Paris quand ses aldermans firent l’église de Saint-Paul, qui est la seconde de l’Europe, et qui semble nous reprocher notre cathédrale gothique. Où trouver des fonds ? En manquons-nous quand il faut dorer tant de cabinets et tant d’équipages, et donner tous les jours des festins qui ruinent la santé et la fortune, et qui engourdissent à la longue toutes les facultés de l’âme ? Si nous calculions quelle est la circulation d’argent que le jeu seul opère dans Paris, nous serions effrayés. Je suppose que dans dix mille maisons il y ait au moins mille francs qui circulent en perte ou en gain par maison chaque année (la somme peut aller dix fois au delà), cet article seul, tel que je le réduis, monte à dix millions, dont la perte serait insensible.

Il y a aujourd’hui beaucoup plus d’argent monnayé dans le royaume que n’en possédait Louis XIV. Il dépensa 400 millions et davantage à Versailles, à Trianon, à Marly ; et ces 400 millions, à 27 à 28 liv. le marc, font aujourd’hui beaucoup plus de 700 millions[2]. Les dépenses de trois bosquets auraient suffi pour les embellissements nécessaires à la capitale. Quand un souverain fait ces dépenses pour lui, il témoigne sa grandeur ; quand il les

  1. Dans le Mercure de janvier 1750, page 154, on remarque qu’il eût été plus correct de dire : je pourrais rappeler.
  2. Voltaire parle de plus de 900 millions dans ses Anecdoctes sur Louis XIV, ci-dessus, page 237.