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SUR PIERRE LE GRAND.


femmes impunément, et on enterrait vives celles qui usurpaient ce même droit sur leurs maris.

Pierre abolit les poignées de verges, défendit aux maris de tuer leurs femmes ; et pour rendre les mariages moins malheureux et mieux assortis, il introduisit l’usage de faire manger les hommes avec elles, et de présenter les prétendants aux filles avant la célébration : en un mot, il établit et fit naître tout dans ses États jusqu’à la société. On connaît le règlement qu’il fit lui-même pour obliger ses boïards et ses boïardes à tenir des assemblées, où les fautes qu’on commettait contre la civilité russe étaient punies d’un grand verre d’eau-de-vie qu’on faisait boire au délinquant, de façon que toute l’honorable compagnie s’en retournait fort ivre et peu corrigée. Mais c’était beaucoup d’introduire une espèce de société chez un peuple qui n’en connaissait point. On alla même jusqu’à donner quelquefois des spectacles dramatiques. La princesse Natalie, une de ses sœurs, fit des tragédies en langue russe, qui ressemblaient assez aux pièces de Shakespeare, dans lesquelles des tyrans et des arlequins faisaient les premiers rôles. L’orchestre était composé de violons russes qu’on faisait jouer à coups de nerf de bœuf. À présent, on a dans Pétersbourg des comédiens français et des opéras italiens. La magnificence et le goût même ont en tout succédé à la barbarie. Une des plus difficiles entreprises du fondateur fut d’accourcir les robes, et de faire raser les barbes de son peuple. Ce fut là l’objet des plus grands murmures. Comment apprendre à toute une nation à faire des habits à l’allemande, et à manier le rasoir ? On en vint à bout en plaçant aux portes des villes des tailleurs et des barbiers : les uns coupaient les robes de ceux qui entraient, les autres les barbes ; les obstinés payaient quarante sous de notre monnaie. Bientôt on aima mieux perdre sa barbe que son argent. Les femmes servirent utilement le czar dans cette réforme : elles préféraient les mentons rasés ; elles lui eurent l’obligation de n’être plus fouettées, de vivre en société avec les hommes, et d’avoir à baiser des visages plus honnêtes.

Au milieu de ces réformes, grandes et petites, qui faisaient les amusements du czar, et de la guerre terrible qui l’occupait contre Charles XII, il jeta les fondements de l’importante ville et du port de Pétersbourg, en 1704, dans un marais où il n’y avait pas une cabane. Pierre travailla de ses mains à la première maison ; rien ne le rebuta : des ouvriers furent forcés de venir sur ce bord de la mer Baltique, des frontières d’Astracan, des bords de la mer Noire et de la mer Caspienne. Il périt plus de cent