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ANECDOTES


était inspirée par des prêtres moscovites, qui prétendaient que c’était un crime horrible à un chrétien de voyager, par la raison que, dans l’Ancien Testament, il avait été défendu aux habitants de la Palestine de prendre les mœurs de leurs voisins plus riches qu’eux et plus adroits.

En 1698, il alla d’Amsterdam en Angleterre, non plus en qualité de charpentier de vaisseau, non pas aussi en celle de souverain, mais sous le nom d’un boïard russe qui voyageait pour s’instruire. Il vit tout, et même il alla à la comédie anglaise, où il n’entendait rien ; mais il y trouva une actrice, nommée Mlle Groft, dont il eut les faveurs, et dont il ne fit pas la fortune.

Le roi Guillaume[1] lui avait fait préparer une maison logeable : c’est beaucoup à Londres ; les palais ne sont pas communs dans cette ville immense, où l’on ne voit guère que des maisons basses, sans cour et sans jardin, avec de petites portes telles que celles de nos boutiques. Le czar trouva sa maison encore trop belle ; il alla loger dans le quartier des matelots, pour être plus à portée de se perfectionner dans la marine. Il s’habillait même souvent en matelot, et il se servait de ce déguisement pour engager plusieurs gens de mer à son service.

Ce fut à Londres qu’il dessina lui-même le projet de la communication du Volga et du Tanaïs. Il voulait même leur joindre la Duina par un canal, et réunir ainsi l’Océan, la mer Noire, et la mer Caspienne. Des Anglais qu’il emmena avec lui le servirent mal dans ce grand dessein ; et les Turcs, qui lui prirent Azof en 1712, s’opposèrent encore plus à cette vaste entreprise.

Il manqua d’argent à Londres ; des marchands vinrent lui offrir cent mille écus pour avoir la permission de porter du tabac en Russie. C’était une grande nouveauté en ce pays, et la religion même y était intéressée. Le patriarche avait excommunié quiconque fumerait du tabac, parce que les Turcs, leurs ennemis, fumaient ; et le clergé regardait comme un de ses grands priviléges d’empêcher la nation russe de fumer. Le czar prit les cent mille écus, et se chargea de faire fumer le clergé lui-même. Il lui préparait bien d’autres innovations.

Les rois font des présents à de tels voyageurs : le présent de Guillaume à Pierre fut une galanterie digne de tous deux. Il lui donna un yacht de vingt-cinq pièces de canon, le meilleur voilier de la mer, doré comme un autel de Rome, avec des provisions

  1. Guillaume III.