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SUR PIERRE LE GRAND.


qui vont plaire à tout le monde : c’était en homme qui voulait s’instruire. Il aimait les femmes autant que le roi de Suède[1], son rival, les craignait ; et tout lui était également bon en amour comme à table. Il se piquait de boire beaucoup, plutôt que de goûter des vins délicats.

On dit que les législateurs et les rois ne doivent point se mettre en colère ; mais il n’y en eut jamais de plus emporté que Pierre le Grand, ni de plus impitoyable. Ce défaut, dans un roi, n’est pas de ceux qu’on répare en les avouant ; mais enfin il en convenait, et il dit même à un magistrat de Hollande, à son second voyage : « J’ai réformé ma nation, et je n’ai pu me réformer moi-même. » Il est vrai que les cruautés qu’on lui reproche étaient un usage de la cour de Moscou comme de celle de Maroc. Il n’était point extraordinaire de voir un czar appliquer de sa main royale cent coups de nerf de bœuf sur les épaules nues d’un premier officier de la couronne, ou d’une dame du palais, pour avoir manqué à leurs services étant ivres, ou d’essayer son sabre en faisant voler la tête d’un criminel. Pierre avait fait quelques-unes de ces cérémonies de son pays ; Le Fort eut assez d’autorité sur lui pour l’arrêter quelquefois sur le point de frapper ; mais il n’eut pas toujours Le Fort auprès de lui.

Son voyage en Hollande et surtout son goût pour les arts, qui se développait, adoucirent un peu ses mœurs : car c’est le privilége de tous les arts de rendre les hommes plus traitables. Il allait souvent chez un géographe, avec lequel il faisait des cartes marines. Il passait des journées entières chez le célèbre Ruysch[2], qui, le premier, trouva l’art de faire ces belles injections qui ont perfectionné l’anatomie, et qui lui ôtent son dégoût. Ce prince se donnait lui-même, à l’âge de vingt-deux ans, l’éducation qu’un artisan hollandais donnerait à un fils dans lequel il trouverait du génie : cette espèce d’éducation était au-dessus de celle qu’on avait jamais reçue sur le trône de Russie. Dans le même temps, il envoyait de jeunes Moscovites voyager et s’instruire dans tous les pays de l’Europe. Ces premières tentatives ne furent pas heureuses. Ses nouveaux disciples n’imitaient point leur maître. Il y en eut même un qui, étant envoyé à Venise, ne sortit jamais de sa chambre, pour n’avoir pas à se reprocher d’avoir vu un autre pays que la Russie. Cette horreur pour les pays étrangers leur

  1. Charles XII.
  2. Ruysch, né en 1638, mort en 1731, professait à Amsterdam. Pierre acheta son musée d’anatomie.