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MORTS DANS LA GUERRE DE 1741.

gloire et de deuil, tu ne frappes pas seulement par des traits rapides qui portent en un moment la destruction ! que de citoyens, que de parents et d’amis, nous ont été ravis par une mort lente, que les fatigues des marches, l’intempérie des saisons, traînent après elles !

Tu n’es plus, ô douce espérance du reste de mes jours ! ô ami tendre, élevé dans cet invincible régiment du roi, toujours conduit par des héros, qui s’est tant signalé dans les tranchées de Prague, dans la bataille de Fontenoy, dans celle de Laufelt où il a décidé la victoire ! La retraite de Prague pendant trente lieues de glaces jeta dans ton sein les semences de la mort, que mes tristes yeux ont vues depuis se développer : familiarisé avec le trépas, tu le sentis approcher avec cette indifférence que les philosophes s’efforçaient jadis ou d’acquérir ou de montrer ; accablé de souffrances au dedans et au dehors, privé de la vue, perdant chaque jour une partie de toi-même, ce n’était que par un excès de vertu que tu n’étais point malheureux, et cette vertu ne te coûtait point d’effort. Je t’ai vu toujours le plus infortuné des hommes, et le plus tranquille. On ignorerait ce qu’on a perdu en toi, si le cœur d’un homme éloquent n’avait fait l’éloge du tien dans un ouvrage consacré à l’amitié, et embelli par les charmes de la plus touchante poésie[1]. Je n’étais point surpris que dans le tumulte des armes tu cultivasses les lettres et la sagesse : ces exemples ne sont pas rares parmi nous. Si ceux qui n’ont que de l’ostentation ne t’imposèrent jamais, si ceux qui dans l’amitié même ne sont conduits que par la vanité révoltèrent ton cœur, il y a des âmes nobles et simples qui te ressemblent. Si la hauteur de tes pensées ne pouvait s’abaisser à la lecture de ces ouvrages licencieux, délices passagers d’une jeunesse égarée à qui le sujet plaît plus que l’ouvrage ; si tu méprisais cette foule d’écrits que le mauvais goût enfante ; si ceux qui ne veulent avoir que de l’esprit te paraissaient si peu de chose ; ce goût solide t’était commun avec ceux qui soutiennent toujours la raison contre l’inondation de ce faux goût qui semble nous entraîner à la décadence. Mais par quel prodige avais-tu, à l’âge de vingt-cinq ans, la vraie philosophie et la vraie éloquence, sans autre étude que le secours de quelques bons livres ? Comment avais-tu pris un essor si haut dans le siècle des petitesses ? et comment la simplicité d’un enfant timide couvrait-t-elle cette profondeur et cette force de génie ? Je sentirai longtemps avec amertume le prix de

  1. Voir la note 2 de la page 201.