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RELATION

a le don de la parole, de la mémoire, un peu de ce qu’on appelle raison, et une espèce de visage.

La race de ces hommes habite au milieu de l’Afrique : les Espagnols les appellent Albinos ; leur principale habitation est près du royaume de Loango. Je ne sais pourquoi Vossius prétend que ce sont des lépreux ; celui que j’ai vu à l’hôtel de Bretagne avait une peau très-unie, très-belle, sans boutons, sans taches. Cette espèce est méprisée des nègres, plus que les nègres ne le sont de nous : on ne leur pardonne pas dans ce pays d’avoir des yeux rouges, et une peau qui n’est point huileuse, dont la membrane graisseuse n’est point noire. Ils paraissent aux nègres une espèce inférieure faite pour les servir ; quand il arrive à un nègre d’avilir la dignité de sa nature jusqu’à faire l’amour à une personne de cette espèce blafarde, il est tourné en ridicule par tous les nègres. Une négresse, convaincue de cette mésalliance, est l’opprobre de la cour et de la ville. J’ai appris depuis des voyageurs les plus dignes de foi, et qui ont été chargés dans les Grandes-Indes des plus importants emplois, qu’on a transporté de ces animaux à Madagascar, à l’île de Bourbon, à Pondichéry ; il n’y a point d’exemple, m’ont-ils dit, qu’aucun d’eux ait vécu plus de vingt-cinq ans : je ne sais s’il faut les en féliciter ou les en plaindre[1].

Il y a quelques années que nous avons connu l’existence de cette espèce : on avait transporté en Amérique un de ces petits Maures blancs. On trouve dans les Mémoires de l’Académie des sciences qu’on en avait donné avis à M. Helvétius ; mais personne ne voulait le croire, car, si on donne une créance aveugle à tout ce qui est absurde, on se défie toujours en récompense de tout ce qui est naturel. La première fois qu’on dit aux Européans qu’il y avait une espèce d’hommes noirs comme des taupes, il y a grande apparence qu’on se mit à rire autant qu’on se moqua depuis de ceux qui imaginèrent les antipodes. Comment se peut-il faire, disait-on, qu’il y ait des femmes qui n’aient pas la peau blanche ? On s’est familiarisé depuis avec la variété de la nature. On a su qu’il a plu à la Providence de faire des hommes à membrane noire, et des têtes à laine dans des climats tempérés, d’en mettre de blancs sous la ligne, de bronzer les hommes aux

  1. On a prétendu depuis que ces êtres ne sont point une espèce distincte, qu’ils sont la production d’un père et d’une mère nègres ; que c’est une variété de couleur, ou une espèce d’étiolement comme celui qu’on observe dans les plantes ; mais cette question restera indécise tant qu’on n’aura pour la décider que des relations de voyageurs, des témoignages de colons, ou des attestations en forme juridique. (K.)