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FRAGMENT D’UNE LETTRE.

paix disent aux parties : Vous êtes de grands fous de vouloir manger votre argent à vous rendre mutuellement malheureux ; nous allons vous accommoder sans qu’il vous en coûte rien.

Si la rage de la chicane est trop forte dans ces plaideurs, on les remet à un autre jour, afin que le temps adoucisse les symptômes de leur maladie. Ensuite les juges les envoient chercher une seconde, une troisième fois. Si leur folie est incurable, on leur permet de plaider, comme on abandonne au fer des chirurgiens des membres gangrenés : alors la justice fait sa main[1].

Il n’est pas nécessaire de faire ici de longues déclamations, ni de calculer ce qui en reviendrait au genre humain si cette loi était adoptée. D’ailleurs je ne veux point aller sur les brisées de M. l’abbé de Saint-Pierre, dont un ministre plein d’esprit[2] appelait les projets les rêves d’un homme de bien. Je sais que souvent un particulier qui s’avise de proposer quelque chose pour le bonheur public se fait berner. On dit : De quoi se mêle-t-il ? voilà un plaisant homme, de vouloir que nous soyons plus heureux que nous ne sommes ! ne sait-il pas qu’un abus est toujours le patrimoine d’une bonne partie de la nation ? pourquoi nous ôter un mal où tant de gens trouvent leur bien ? À cela je n’ai rien à répondre.

FIN DU FRAGMENT D’UNE LETTRE.
  1. Cet exemple a été suivi par M. le duc de Rohan-Chabot, dans ses terres de Bretagne, où il a établi, depuis quelques années, un tribunal de conciliation. (K.) — Les juges de paix ont été institués en France par la loi du 24 août 1790.
  2. Le cardinal Dubois.