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DE M. PASCAL.

heureux chez lui ; et de ce qu’on nous donne Pyrrhus pour un fou, cela ne conclut rien pour le reste des hommes,


XXVI. On doit donc reconnaître que l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause étrangère d’ennui[1], par le propre état de sa condition naturelle[2].


Ne serait-il pas aussi vrai de dire que l’homme est si heureux en ce point, et que nous avons tant d’obligations à l’auteur de la nature, qu’il a attaché l’ennui à l’inaction, afin de nous forcer par là à être utiles au prochain et à nous-mêmes ?


XXVII. D’où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage pour l’homme : quelque plein de tristesse qu’il soit, si l’on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là.


Cet homme fait à merveille : la dissipation est un remède plus sûr contre la douleur que le quinquina contre la fièvre. Ne blâmons point en cela la nature, qui est toujours prête à nous secourir. Louis XIV allait à la chasse le jour qu’il avait perdu quelqu’un de ses enfants ; et il faisait fort sagement[3].


XXVIII. Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour : c’est l’image de la condition des hommes.


Cette comparaison assurément n’est pas juste. Des malheureux enchaînés, qu’on égorge l’un après l’autre, sont malheureux non-seulement parce qu’ils souffrent, mais encore parce qu’ils éprouvent ce que les autres hommes ne souffrent pas. Le sort naturel

  1. Texte exact : sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion.
  2. L’ennui n’est qu’un dégoût de l’état où l’on se trouve, causé par le souvenir vague de plaisirs plus vifs qu’on ne peut se procurer. Les hommes qui n’ont guère connu de sentiments agréables que ceux qu’on éprouve en satisfaisant aux besoins de la nature connaissent peu l’ennui. (K.)
  3. Il est vraisemblable qu’un homme à qui les divertissements font oublier ses douleurs n’en aurait pas été longtemps tourmenté : ce n’est un remède que pour les petits maux. (K.)