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À M***.

du printemps[1] ; le ciel était sans nuages, comme dans les plus beaux jours du midi de la France ; l’air était rafraîchi par un doux vent d’occident, qui augmentait la sérénité de la nature, et disposait les esprits à la joie : tant nous sommes machines, et tant nos âmes dépendent de l’action des corps ! Je m’arrêtai près de Greenwich, sur les bords de la Tamise. Cette belle rivière, qui ne se déborde jamais, et dont les rivages sont ornés de verdure toute l’année, était couverte de deux rangs de vaisseaux marchands durant l’espace de six milles ; tous avaient déployé leurs voiles pour faire honneur au roi et à la reine, qui se promenaient sur la rivière dans une barque dorée, précédée de bateaux remplis de musique, et suivie de mille petites barques à rames ; chacune avait deux rameurs, tous vêtus comme l’étaient autrefois nos pages, avec des trousses et de petits pourpoints ornés d’une grande plaque d’argent sur l’épaule. Il n’y avait pas un de ces mariniers qui n’avertît, par sa physionomie, par son habillement, et par son embonpoint, qu’il était libre, et qu’il vivait dans l’abondance.

Auprès de la rivière, sur une grande pelouse qui s’étend environ quatre milles, je vis un nombre prodigieux de jeunes gens bien faits qui caracolaient à cheval autour d’une espèce de carlière marquée par des poteaux blancs, fichés en terre de mille en mille. On voyait aussi des femmes à cheval qui galopaient çà et là avec beaucoup de grâce ; mais surtout de jeunes filles à pied, vêtues pour la plupart de toiles des Indes. Il y en avait beaucoup de fort belles ; toutes étaient bien faites ; elles avaient un air de propreté, et il y avait dans leur personne une vivacité et une satisfaction qui les rendaient toutes jolies.

Une autre petite carrière était enfermée dans la grande : elle était longue d’environ cinq cents pieds, et terminée par une balustrade. Je demandai ce que tout cela voulait dire. Je fus bientôt instruit que la grande carrière était destinée à une course de chevaux, et la petite à une course à pied. Auprès d’un poteau de la grande carrière était un homme à cheval, qui tenait une espèce de grande aiguière d’argent couverte. À la balustrade de la carrière intérieure étaient deux perches ; au bout de l’une ou voyait un grand chapeau suspendu, et à l’autre flottait une chemise de femme. Un gros homme était debout entre les deux perches, tenant une bourse à la main. La grande aiguière était le prix de la course des chevaux ; la bourse, celle de la course à

  1. Au mois de mai 1726 ; voyez la note, page 17.