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CONSEILS A UN JOURNALISTE.

à présumer que ces trois pièces resteront toujours sur le théâtre français, puisqu’elles s’y sont soutenues avec des acteurs différents : car c’est la vraie épreuve d’une tragédie.

Que dirais-je de Manlius, pièce digne de Corneille, et du beau rôle d’Ariane, et du grand intérêt qui règne dans Amasis[1] ? Je ne vous parlerai point des pièces tragiques faites depuis vingt années : comme j’en ai composé quelques-unes, il ne m’appartient pas d’oser apprécier le mérite des contemporains qui valent mieux que moi ; et à l’égard de mes ouvrages de théâtre, tout ce que je peux en dire, et vous prier d’en dire aux lecteurs, c’est que je les corrige tous les jours.

Mais, quand il paraîtra une pièce nouvelle, ne dites jamais[2] comme l’auteur odieux des Observations[3] et de tant d’autres brochures : La pièce est excellente, ou elle est mauvaise ; ou tel acte est impertinent, un tel rôle est pitoyable. Prouvez solidement ce que vous en pensez, et laissez au public le soin de prononcer. Soyez sûr que l’arrêt sera contre vous toutes les fois que vous déciderez sans preuve, quand même vous auriez raison : car ce n’est pas votre jugement qu’on demande, mais le rapport d’un procès que le public doit juger.

Ce qui rendra surtout votre journal précieux, c’est le soin que vous aurez de comparer les pièces nouvelles avec celles des pays étrangers qui seront fondées sur le même sujet. Voilà à quoi l’on manqua dans le siècle passé, lorsqu’on fit l’examen du Cid : on ne rapporta que quelques vers de l’original espagnol ; il fallait comparer les situations. Je suppose qu’on nous donne aujourd’hui Manlius, de La Fosse, pour la première fois ; il serait très-agréable de mettre sous les yeux du lecteur la tragédie anglaise[4] dont elle est tirée. Parait-il quelque ouvrage instructif sur les pièces de l’illustre Racine ; détrompez le public de l’idée où l’on est que jamais les Anglais n’ont pu admettre le sujet de Phèdre sur leur théâtre. Apprenez aux lecteurs que la Phèdre de Smith est une des plus belles pièces qu’on ait à Londres, Apprenez-leur que l’auteur a imité tout Racine, jusqu’à l’amour d’Hippolyte ; qu’on a joint ensemble l’intrigue de Phèdre et celle de Bajazet, et que cependant l’auteur se vante d’avoir tiré tout d’Euripide. Je crois que

  1. Tragédies de Lafosse, Thomas Corneille, La Grange-Chancel.
  2. Dans le Mercure, on lit seulement : « Ne dites jamais : La pièce, etc. »
  3. Observations sur les écrits modernes (par l’abbé Desfontaines et autres), 1735 et années suivantes, trente-trois volumes et 72 pages in-12.
  4. La Venise sauvée d’Otway. Tout ce qu’il dit là, Voltaire le fit pour son Commentaire sur Corneille, trente ans plus tard. (G. A.)