Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/186

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
168
LETTRE XXII.

jamais ni le sot orgueil ni la nonchalance d’abandonner son talent. Les comtes de Dorset et de Roscommon, les deux ducs de Buckingham, milord Halifax et tant d’autres n’ont pas cru déroger en devenant de très grands poètes et d’illustres écrivains. Leurs ouvrages leur font plus d’honneur que leurs noms[1]. Ils ont cultivé les lettres comme s’ils en eussent attendu leur fortune ; ils ont, de plus, rendu les arts respectables aux yeux du peuple, qui, en tout, a besoin d’être mené par les grands, et qui pourtant se règle moins sur eux en Angleterre qu’en aucun lieu du monde.


LETTRE XXII[2].

sur m. pope et quelques autres poëtes fameux.

[3]On n'imaginait pas en France que Prior, qui vint de la part de la reine Anne donner la paix à Louis XIV, avant que le baron Bolingbroke vînt la signer ; on ne devinait pas, dis-je, que ce plénipotentiaire fût un poëte. La France paya depuis l'Angleterre en même monnaie, car le cardinal Dubois envoya notre Destouches à Londres, et il ne passa pas plus pour poëte parmi les Anglais que Prior parmi les Français. Le plénipotentiaire Prior était originairement un garçon cabaretier que le comte de Dorset, bon poëte lui-même et un peu ivrogne, rencontra un jour lisant Horace sur le banc de la taverne, de même que milord Aila trouva son garçon jardinier lisant Newton. Aila fit du jardinier un bon géomètre[4], et Dorset fit un très-agréable poëte du cabaretier.

  1. 1734. « Leur nom. »
  2. Cette lettre, avec des changements plus considérables qu'en aucune autre, forme, dans l'édition de Kehl, deux articles du Dictionnaire philosophique : l'un de ces articles est intitulé Prior (de), du poëme singulier d'Hudibras et du doyen Swift ; l'autre article est intitulé Pope. Voyez la note 3 de la page 176. Cette xxiie lettre est de 1726; voyez la lettre à Thieriot, du 2 février 1727.
  3. Dans l'édition de 1734 et dans toutes celles qui sont antérieures à 1756. cette lettre commençait ainsi :
    « Je voulais vous parler de M. Prior, un des plus aimables poëtes d'Angleterre, que vous avez vu ici plénipotentiaire et envoyé extraordinaire en 1712. Je comptais vous donner aussi quelque idée des poésies de milord Roscommon, de milord Dorset; mais, etc. » (Voyez page 109.)
  4. Ce géomètre s'appelait Stône. Il a donné, sur le calcul intégral, un ouvrage assez médiocre, mais qui, pour le temps où il a été fait, prouvait des connaissances fort étendues. Au reste, il est presque sans exemple que des hommes qui ont commencé tard à s'instruire aient montré de grands talents, quoique les efforts dont ils ont eu besoin pour s'élever au-dessus de leur éducation supposent