Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome20.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
62
MESSIE.

thérapeutes, se retirèrent dans les déserts ; là ils se rassemblaient dans les hameaux les dimanches et les fêtes, et ils y dansaient pieusement en chantant les prières de l’Église.

En Portugal, en Espagne, dans le Roussillon, l’on exécute encore aujourd’hui des danses solennelles en l’honneur des mystères du christianisme. Toutes les veilles des fêtes de la Vierge, les jeunes filles s’assemblent devant la porte des églises qui lui sont dédiées, et passent la nuit à danser en rond et à chanter des hymnes et des cantiques en son honneur. Le cardinal Ximenès rétablit de son temps dans la cathédrale de Tolède l’ancien usage des messes mosarabes, pendant lesquelles on danse dans le chœur et dans la nef avec autant d’ordre que de dévotion. En France même on voyait encore vers le milieu du dernier siècle les prêtres et tout le peuple de Limoges danser en rond dans la collégiale en chantant : Sant Marcian, pregas per nous, et nous epingaren per bous ; c’est-à-dire : Saint Martial, priez pour nous, et nous danserons pour vous.

Enfin le jésuite Ménestrier, dans la préface de son Traité des ballets, publié en 1682, dit qu’il avait vu encore les chanoines de quelques églises, qui, le jour de Pâques, prenaient par la main les enfants de chœur, et dansaient dans le chœur en chantant des hymnes de réjouissance. Ce que nous avons dit à l’article Kalendes des danses extravagantes de la fête des fous nous découvre une partie des abus qui ont fait retrancher la danse des cérémonies de la messe, lesquelles, plus elles ont de gravité, plus elles sont propres à en imposer aux simples.



MESSIE[1].
avertissement.

« Cet article est de M. Polier de Bottens, d’une ancienne famille de France, établie depuis deux cents ans en Suisse. Il est

  1. Voilà un des articles les plus hardis de ce livre ; et c’est bien l’occasion, croyons-nous, de donner quelques détails sur le tapage que fit le Dictionnaire philosophique portatif, lors de son apparition.

    Voltaire avait assuré le succès de la grande Encyclopédie en lui apportant la force de sa collaboration (1755), quand la publication de l’œuvre fut soudainement suspendue par arrêt. Or, après sept ans d’attente, et comme la suspension durait toujours, on apprit à Paris qu’un Dictionnaire philosophique, mais portatif celui-là, venait de paraître en Suisse sans nom d’auteur. Un exemplaire arrive à Paris. Tous les amis de Voltaire de s’écrier sans réflexion : « C’est de lui ! c’est son style ! » À ces cris, l’orage se forme. Un abbé d’Estrée, ex-associé de Fréron, donne un exemplaire du livre au procureur général, qui se propose d’instrumenter contre Voltaire ; l’évêque d’Orléans se déchaîne contre Voltaire ; on va même jusqu’à s’adresser au roi en termes très-forts contre Voltaire, et le roi promet de faire examiner le livre qu’on impute au philosophe. Instruit de tout ce bruit, de toutes ces dénonciations, celui-ci craint d’être obligé de fuir, il craint surtout que le scandale grossisse tellement autour du Portatif que la grande Encyclopédie ne puisse jamais plus reparaître. Il n’y a pas à hésiter. Voulant conjurer la tempête, il écrit net au censeur Marin qu’il proteste contre la calomnie dont il est victime. Puis il prie d’Argental, et Damilaville, et Mme du Deffant, et Mme d’Épinai, et d’Alembert, de dire, de répéter que le livre n’est pas de lui, qu’il est de plusieurs mains, que l’auteur du recueil est un nommé Dubut, petit apprenti théologien de Hollande, et voilà qu’il fait agir, aller, venir le Dubut qu’il a créé. Mais la tempête grossit toujours. Alors Voltaire imagine de désigner les auteurs des articles. L’article Messie est du premier pasteur de l’Église de Lausanne, Polier de Bottons. Voltaire a chez lui la copie signée du pasteur ; deux conseillers de Genève sont venus constater cette signature ; l’article Apocalypse est d’Abauzit ; l’article Enfer est tiré de Warburton ; l’article Baptême est bien de Middleton ; il ne voit de lui dans ce recueil que Amour, Amitié, Guerre, Gloire, etc., tous articles destinés autrefois à la grande Encyclopédie. Et il écrit cela au président Hénault, qui doit examiner le livre pour le roi ; au duc de Richelieu, qui doit user de son influence à la cour ; à M. de Praslin, qui promet de parler en ce sens au conseil ; enfin il en fait dire un mot en pleine Académie. Et voilà le roi, la cour, le conseil, l’Académie, qui en prennent leur parti et qui s’apaisent. Mais reste le parlement, et Voltaire a beau dire encore que le livre n’a été imprimé que pour tirer de misère une famille malheureuse, il a beau vouloir circonvenir les conseillers les plus influents, Joly de Fleury n’en rédige pas moins son réquisitoire. Toutefois, pendant qu’il rédigeait, le livre incendiaire réapparaissait en Hollande avec plus d’éclat encore que la veille, terriblement augmenté, pour employer l’expression même de Voltaire. (G. A.)

    — L’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique contenait une partie de ce qui forme aujourd’hui l’article Messie. Le morceau reparut en 1765, dans le tome X de l’Encyclopédie, mais sans qu’il indiquât d’auteur. L’édition de 1770 du Dictionnaire philosophique ne le nomme pas encore. C’est en 1770 que parut le Dictionnaire philosopho-théologique-portatif, de Paulian, où l’article Messie est vivement attaqué.

    Lorsqu’en 1771 Voltaire reproduisit le morceau dans la huitième partie de ses Questions sur l’Encyclopédie, il y avait fait quelques additions, et y ajouta l’Avertissement qui le précède, et où il dit alors que l’article Messie est de Polier de Bottens. Il le répète dans son Fragment sur les Dictionnaires satiriques, qu’on trouvera dans les Mélanges, année 1771. Polier de Bottens n’est mort qu’en 1784, et je n’ai pas connaissance qu’il ait désavoué ce qu’avait avancé Voltaire dans des imprimés. La Correspondance de Voltaire est d’accord avec ce qui est dit dans l’Avertissement (voyez les lettres à Damilaville, du 12 octobre 1764 : au président Hénault, du 20 octobre 1764 ; à d’Argental, du 14 novembre 1764 ; à d’Alembert, des 12 et 19 octobre 1764). (B.)