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MÉCHANT.

De réplique en réplique on ne finirait jamais ; le système de la matière éternelle a de très-grandes difficultés comme tous les systèmes. Celui de la matière formée de rien n’est pas moins incompréhensible. Il faut l’admettre, et ne pas se flatter d’en rendre raison ; la philosophie ne rend point raison de tout. Que de choses incompréhensibles n’est-on pas obligé d’admettre, même en géométrie ? Conçoit-on deux lignes qui s’approcheront toujours, et qui ne se rencontreront jamais ?

Les géomètres à la vérité nous diront : Les propriétés des asymptotes vous sont démontrées ; vous ne pouvez vous empêcher de les admettre ; mais la création ne l’est pas : pourquoi l’admettez-vous ? Quelle difficulté trouvez-vous à croire comme toute l’antiquité la matière éternelle ? D’un autre côté, le théologien vous pressera et vous dira : Si vous croyez la matière éternelle, vous reconnaissez donc deux principes, Dieu et la matière : vous tombez dans l’erreur de Zoroastre, de Manès.

On ne répondra rien aux géomètres, parce que ces gens-là ne connaissent que leurs lignes, leurs surfaces, et leurs solides. Mais on pourra dire au théologien : En quoi suis-je manichéen ? Voilà des pierres qu’un architecte n’a point faites ; il en a élevé un bâtiment immense ; je n’admets point deux architectes ; les pierres brutes ont obéi au pouvoir et au génie.

Heureusement, quelque système qu’on embrasse, aucun ne nuit à la morale : car qu’importe que la matière soit faite ou arrangée ? Dieu est également notre maître absolu. Nous devons être également vertueux sur un chaos débrouillé, ou sur un chaos créé de rien ; presque aucune de ces questions métaphysiques n’influe sur la conduite de la vie : il en est des disputes, comme des vains discours qu’on tient à table ; chacun oublie après dîner ce qu’il a dit, et va où son intérêt et son goût l’appellent.



MÉCHANT[1].


On nous crie que la nature humaine est essentiellement perverse, que l’homme est né enfant du diable et méchant. Rien n’est plus malavisé, car, mon ami, toi qui me prêches que tout le monde est né pervers, tu m’avertis donc que tu es né tel, qu’il faut que je me défie de toi comme d’un renard ou d’un crocodile. Oh point ! me dis-tu, je suis régénéré, je ne suis ni héré-

  1. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)