Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome20.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
52
MATIÈRE.

tier. L’éternité de la matière n’a nui chez aucun peuple au culte de la Divinité. La religion ne fut jamais effarouchée qu’un Dieu éternel fût reconnu comme le maître d’une matière éternelle. Nous sommes assez heureux pour savoir aujourd’hui par la foi que Dieu tira la matière du néant ; mais aucune nation n’avait été instruite de ce dogme ; les Juifs même l’ignorèrent. Le premier verset de la Genèse dit que les dieux Éloïm, non pas Éloï, firent le ciel et la terre : il ne dit pas que le ciel et la terre furent créés de rien.

Philon, qui est venu dans le seul temps où les Juifs aient eu quelque érudition, dit dans son chapitre de la création : « Dieu, étant bon par sa nature, n’a point porté envie à la substance, à la matière, qui par elle-même n’avait rien de bon, qui n’a de sa nature qu’inertie, confusion, désordre. Il daigna la rendre bonne de mauvaise qu’elle était. »

L’idée du chaos débrouillé par un Dieu se trouve dans toutes les anciennes théogonies. Hésiode répétait ce que pensait l’Orient, quand il disait dans sa théogonie : « Le chaos est ce qui a existé le premier. » Ovide était l’interprète de tout l’empire romain quand il disait :

Sic ubi dispositam, quisquis fuit ille Deorum,
Congeriem secuit....

(Ovid., Met., 1, 32.)

La matière était donc regardée entre les mains de Dieu comme l’argile sous la roue du potier, s’il est permis de se servir de ces faibles images pour en exprimer la divine puissance.

La matière, étant éternelle, devait avoir des propriétés éternelles, comme la configuration, la force d’inertie, le mouvement, et la divisibilité. Mais cette divisibilité n’est que la suite du mouvement : car sans mouvement rien ne se divise, ne se sépare, ni ne s’arrange. On regardait donc le mouvement comme essentiel à la matière. Le chaos avait été un mouvement confus, et l’arrangement de l’univers un mouvement régulier imprimé à tous les corps par le maître du monde. Mais comment la matière aurait-elle le mouvement par elle-même ? Comme elle a, selon tous les anciens, l’étendue et l’impénétrabilité.

Mais on ne la peut concevoir sans étendue, et on peut la concevoir sans mouvement. À cela on répondait : Il est impossible que la matière ne soit pas perméable ; or, étant perméable, il faut bien que quelque chose passe continuellement dans ses pores ; à quoi bon des passages si rien n’y passe ?