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VERTU.

hommes. Saint Paul a eu raison de le dire que la charité l’emporte sur la foi, sur l’espérance.

Mais quoi, n’admettra-t-on de vertus que celles qui sont utiles au prochain ? Eh ! comment puis-je en admettre d’autres ? Nous vivons en société ; il n’y a donc de véritablement bon pour nous que ce qui fait le bien de la société. Un solitaire sera sobre, pieux, il sera revêtu d’un cilice : eh bien, il sera saint ; mais je ne l’appellerai vertueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les autres hommes auront profité. Tant qu’il est seul, il n’est ni bienfaisant ni malfaisant ; il n’est rien pour nous. Si saint Bruno a mis la paix dans les familles, s’il a secouru l’indigence, il a été vertueux ; s’il a jeûné, prié dans la solitude, il a été un saint. La vertu entre les hommes est un commerce de bienfaits ; celui qui n’a nulle part à ce commerce ne doit point être compté. Si ce saint était dans le monde, il ferait du bien sans doute ; mais tant qu’il n’y sera pas, le monde aura raison de ne lui pas donner le nom de vertueux : il sera bon pour lui, et non pour nous.

Mais, me dites-vous, si un solitaire est gourmand, ivrogne, livré à une débauche secrète avec lui-même, il est vicieux : il est donc vertueux s’il a les qualités contraires. C’est de quoi je ne puis convenir : c’est un très-vilain homme s’il a les défauts dont vous parlez ; mais il n’est point vicieux, méchant, punissable par rapport à la société, à qui ses infamies ne font aucun mal. Il est à présumer que s’il rentre dans la société il y fera du mal, qu’il y sera très-vicieux ; et il est même bien plus probable que ce sera un méchant homme qu’il n’est sûr que l’autre solitaire tempérant et chaste sera un homme de bien : car dans la société les défauts augmentent, et les bonnes qualités diminuent.

On fait une objection bien plus forte ; Néron, le pape Alexandre VI, et d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là.

Quelques théologiens disent que le divin empereur Antonin n’était pas vertueux ; que c’était un stoïcien entêté, qui, non content de commander aux hommes, voulait encore être estimé d’eux ; qu’il rapportait à lui-même le bien qu’il faisait au genre humain ; qu’il fut toute sa vie juste, laborieux, bienfaisant par vanité, et qu’il ne fit que tromper les hommes par ses vertus ; je m’écrie alors : Mon Dieu, donnez-nous souvent de pareils fripons !