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SENSATION.



SENSATION[1].


Les huîtres ont, dit-on, deux sens ; les taupes, quatre ; les autres animaux, comme les hommes, cinq : quelques personnes en admettent un sixième ; mais il est évident que la sensation voluptueuse dont ils veulent parler se réduit au sentiment du tact, et que cinq sens sont notre partage. Il nous est impossible d’en imaginer par delà, et d’en désirer.

Il se peut que dans d’autres globes on ait des sens dont nous n’avons pas d’idées ; il se peut que le nombre des sens augmente de globe en globe, et que l’être qui a des sens innombrables et parfaits soit le terme de tous les êtres.

Mais nous autres, avec nos cinq organes, quel est notre pouvoir ? Nous sentons toujours malgré nous, et jamais parce que nous le voulons : il nous est impossible de ne pas avoir la sensation que notre nature nous destine, quand l’objet nous frappe. Le sentiment est dans nous, mais il ne peut en dépendre. Nous le recevons : et comment le recevons-nous ? On sait assez qu’il n’y a aucun rapport entre l’air battu, et des paroles qu’on me chante, et l’impression que ces paroles font dans mon cerveau.

Nous sommes étonnés de la pensée ; mais le sentiment est tout aussi merveilleux. Un pouvoir divin éclate dans la sensation du dernier des insectes comme dans le cerveau de Newton. Cependant, que mille animaux meurent sous nos yeux, vous n’êtes point inquiets de ce que deviendra leur faculté de sentir, quoique cette faculté soit l’ouvrage de l’Être des êtres ; vous les regardez comme des machines de la nature, nées pour périr et pour faire place à d’autres.

Pourquoi et comment leur sensation subsisterait-elle quand ils n’existent plus ? Quel besoin l’auteur de tout ce qui est aurait-il de conserver des propriétés dont le sujet est détruit ? Il vaudrait autant dire que le pouvoir de la plante nommée sensitive, de retirer ses feuilles vers ses branches, subsiste encore quand la plante n’est plus. Vous allez sans doute demander comment, la sensation des animaux périssant avec eux, la pensée de l’homme ne périra pas. Je ne peux répondre à cette question, je n’en sais pas assez pour la résoudre. L’auteur éternel de la sensation et de la pensée sait seul comment il la donne, et comment il la conserve.

  1. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)