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RIME.

Un rabbin qui me montrait l’hébreu, lequel je n’ai jamais pu apprendre, me citait un jour plusieurs psaumes rimés que nous avions, disait-il, traduits pitoyablement. Je me souviens de deux vers que voici :

[1]Hibbitu clare vena haru
Uph nehem al jech pharu.

Si on le regarde on en est illuminé,
Et leurs faces ne sont point confuses.

Il n’y a guère de rime plus riche que celle de ces deux vers ; cela posé, je raisonne ainsi :

Les Juifs, qui parlaient un jargon moitié phénicien, moitié syriaque, rimaient : donc les grandes nations dans lesquelles ils étaient enclavés devaient rimer aussi. Il est à croire que les Juifs, qui, comme nous l’avons dit si souvent, prirent tout de leurs voisins, en prirent aussi la rime[2].

Tous les Orientaux riment : ils sont fidèles à leurs usages ; ils s’habillent comme ils s’habillaient il y a cinq ou six mille ans : donc il est à croire qu’ils riment depuis ce temps-là.

Quelques doctes prétendent que les Grecs commencèrent par rimer, soit pour leurs dieux, soit pour leurs héros, soit pour leurs amies ; mais qu’ensuite ayant mieux senti l’harmonie de leur langue, ayant mieux connu la prosodie, ayant raffiné sur la mélodie, ils firent ces beaux vers non rimes que les Latins imitèrent et surpassèrent bien souvent.

Pour nous autres descendants des Goths, des Vandales, des Huns, des Welches, des Francs, des Bourguignons ; nous barbares, qui ne pouvons avoir la mélodie grecque et latine, nous sommes obligés de rimer. Les vers blancs chez tous les peuples modernes ne sont que de la prose sans aucune mesure ; elle n’est distinguée de la prose ordinaire que par un certain nombre de syllabes égales et monotones, qu’on est convenu d’appeler vers.

Nous avons dit ailleurs[3] que ceux qui avaient écrit en vers blancs ne l’avaient fait que parce qu’ils ne savaient pas rimer ;

  1. Psaume xxxiii, v. 6. (Note de Voltaire.)
  2. Voltaire se trompe ici. La poésie hébraïque, qui n’a ni nombre, ni pieds, ni césure, n’a non plus la rime. Le rhythme des vers hébreux se borne à une certaine symétrie dans les différentes parties ou membres du vers, et au parallélisme des idées qui y sont exprimées. (G. A.)
  3. Articles Églogue et Épopée, tome XVIII, pages 507 et 580.